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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

Voici comment Lescarbot raconte le motif de son voyage : « Ayant eu l’honneur de connaître le sieur de Poutrincourt quelques années auparavant, il me demanda si je voulais être de la partie… Désireux, non tant de voir le pays que de connaître la terre occulairement et fuir un monde corrompu, je lui donnai parole. » Il venait de perdre un procès qui lui tenait au cœur ; mais à son retour en France, quelques mois plus tard, il en appela et eut gain de cause.

Marc Lescarbot, né à Vervin, vers 1570, se qualifie de seigneur de Saint-Audebert, près de Soissons, et d’avocat au parlement. Il avait publié (1599) une traduction du « Discours de l’origine des Russiens, » de Baronius. Nous avons de lui « Les muses de la Nouvelle-France, » et « l’Histoire de la Nouvelle-France, » ouvrages dans lesquels les historiens ont beaucoup puisé. « On y voit un auteur exact et judicieux, dit Charlevoix, un homme qui a des vues, et qui eût été aussi capable d’établir une colonie que d’en écrire l’histoire. » C’est le premier poète qui ait vécu au Canada. En 1617, il visita la Suisse, en compagnie de Pierre de Castille, fils du célèbre négociateur, et imprima, l’année suivante, « Le Tableau de la Suisse, » en vers. Le contrôleur-général, plus tard président Jeannin[1], le protégeait. Il devint commissaire de la marine. En 1629, il fit paraître « La chasse aux Anglais dans l’île de Rhé et au siège de la Rochelle, et la réduction de cette ville en 1628, » en vers également. La date de sa mort n’est pas connue.

Le Jonas entra dans le port Royal le 27 juillet. Écoutons Lescarbot : « Ce nous était chose émerveillable de voir la belle étendue d’icelui et les montagnes et les côteaux qui l’environnent, et m’étonnais comme un si beau lieu demeurait désert et tout rempli de bois, vu que tant de gens languissaient au monde qui pourraient faire profit de cette terre s’ils avaient seulement un chef pour les y conduire. Peu à peu nous approchâmes de l’île qui est vis-à-vis du fort, où nous avons depuis demeuré ; île, dis-je, la chose la plus agréable à voir en son espèce qui soit possible de souhaiter ; désirant en nous-mêmes y voir porter de ces bâtiments qui sont inutiles par deçà et ne servent que de retraite aux cercelles et autres oiseaux. Nous ne savions encore si le sieur du Pont (Pontgravé) était parti, et, partant, nous nous attendions qu’il nous dût envoyer quelques gens au devant. Mais en vain, car il n’y était plus dès il y avait douze jours. Et, cependant que nous voguions par le milieu du port, voici que Membertou[2], le plus grand sagamos des Souriquois, vint au fort français, vers ceux qui étaient demeurés, en nombre de deux tant seulement, crier comme un homme insensé, disant en son langage : « Quoi ! vous vous amusez ici à dîner (il était environ midi), et ne voyez point un grand navire qui vient ici, et ne savons quels gens ce sont ! » Soudain, ces deux hommes coururent sur le boulevard et apprêtent les canons en diligence, lesquels ils garnissent de boulets et d’amorces. Membertou, sans dilayer, vint dans son canot fait d’écorces, avec une sienne fille, nous reconnaître, et n’ayant trouvé qu’amitié et nous recon-

  1. Né à Autun en 1540. Fils d’un tanneur. Il devint successivement conseiller, puis président au parlement de Bourgogne, premier président au parlement de Paris, et enfin surintendant des finances. On l’appelait le Président. Il s’était rallié à Henri IV à l’avénement de ce prince au trône. Son influence était acquise à ceux qui voulaient tenter de coloniser le Canada. Il mourut en 1622.
  2. On dit qu’il était âgé de plus de cent ans, et qu’il avait vu Jacques Cartier. Il portait de la barbe.