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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

la mangeaille… La société de M. de Monts ne pouvait plus fournir aux frais de l’habitation comme elle avait fait par le passé, et, pour cette cause, n’envoyait personne pour demeurer là après nous. Si nous eûmes de la joie de voir notre secours assuré, nous eûmes aussi une grande tristesse de voir une si belle et si sainte entreprise rompue, que tant de travaux et de périls passés ne servissent de rien, et que l’espérance de planter là la foi catholique s’en allât évanouïe… Tout ce qu’on avait pu faire jusque-là, ç’avait été de trouver lieu propre à faire une demeure arrêtée, et une terre qui fût de bon rapport. Et cela fait, de quitter l’entreprise, c’était bien manquer de courage. Car passée une autre année, il ne fallait plus entretenir l’habitation. La terre était suffisante de rendre les nécessités de la vie. C’est le sujet de la douleur qui poignait ceux qui étaient amateurs de voir la religion chrétienne établie en ce pays-là. Mais d’ailleurs, le sieur de Monts et ses associés étant en perte, et n’ayant point d’avancement du roi, c’était chose qu’ils ne pouvaient faire sans beaucoup de difficulté que d’entretenir une habitation par delà. »

De Monts et sa compagnie étaient à bout de ressources. Les Hollandais, conduits par un Français du nom de Lajeunesse, leur portèrent un coup nouveau (1606) en pillant les castors et autres pelleteries qu’ils avaient dans le Saint-Laurent. Le privilége de dix ans fut retiré ; les marchands de Saint-Malo triomphaient ; le Béarnais, touché, en apparence, des malheurs de de Monts, lui assigna une rente annuelle de six mille francs, pour le dédommager de plus de cent mille qu’il avait dépensés depuis trois ans. Cette générosité, ou plutôt cette espièglerie, avait ceci de particulier qu’il fallait en prélever le montant sur plus de soixante vaisseaux engagés dans la traite de la Nouvelle-France, et que les frais de perception ne pouvaient manquer d’excéder cette somme. Aussi le privilégié y renonça-t-il sur-le-champ, car c’était la mer à boire, comme s’exprime Champlain.

Henri IV, devenu, sur terre, le plus puissant monarque de l’Europe, s’en laissait imposer par les marines anglaise et hollandaise, au point de voir son ambassadeur Sully abattre pavillon devant un simple brigantin de Londres qui le lui commandait, mèche allumée. Cela se passait à trois lieues des côtes de France ; rien d’étonnant qu’on ait eu si peu d’égard pour l’honneur du drapeau à mille lieues plus loin, au Canada.

Pontgravé était revenu sur le Jonas, avec le capitaine Chevalier et le pilote Nicolas Martin. Il faisait la pêche à Canseau, où se trouvait aussi « un bon vieillard de Saint-Jean de Luz, nommé le capitaine Savalet, » lequel en était à son quarante-deuxième voyage dans ces lieux, ce qui suppose cinquante années d’expérience.

Le 30 juillet, Poutrincourt fit équiper trois barques, à Port-Royal, « pour envoyer les hommes et commodités » vers le Jonas. Lescarbot (il écrivit un adieu en vers) et le pilote, Champdoré, partirent en cette occasion, mais Poutrincourt demeura en arrière, avec Champlain et sept ou huit hommes, qu’il espérait engager à rester à la garde de l’établissement. Ils n’y voulurent pas consentir. Enfin, le 11 août, après avoir recueilli des gerbes de blé, d’avoine et autres produits, à titre d’échantillon de la récolte encore sur pied, on s’embarqua pour rejoindre le Jonas, qui leva l’ancre le 3 septembre et s’arrêta à Saint-Malo dans les