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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

rente et de droits perpétuels. Il avait donc des motifs puissants pour bien choisir son personnel et soutenir ses colons dans leurs établissements, par son bon vouloir sous toutes les formes, conseils, direction et même secours matériels. Enfin, entouré de la population inquiète et hostile des Indiens, il formait un point d’appui armé, propre à abriter, défendre et à concentrer les colons dans les moments critiques. Le paysan arrivé d’Europe, l’habitant du pays lui-même, aimaient à savoir qu’ils avaient là, près d’eux, sous la main, un homme plus puissant qu’eux et lié d’une manière évidente à leurs intérêts, auquel ils pouvaient s’adresser en toute circonstance pour surmonter les difficultés et les nouveautés inconnues de leur établissement. Ces seigneurs, qui, pour la plupart, menaient sur leurs terres une vie peu différente de celle de leurs colons, étaient pour eux facilement accessibles, et, grâce au caractère français, il se forma promptement entre eux tous des relations fort semblables à celles d’une grande famille patriarcale, qui est le mode primitif et le plus parfait de la colonisation. Un peuple, en effet, ne commence pas comme il finit, et si l’on veut, dans une création coloniale, non pas seulement développer un pâle appendice d’une société vieillie, mais bien faire une souche neuve sur un vieux tronc, il faut faire recommencer cette société par le principe et lui laisser une certaine naïveté et simplicité de mœurs où elle puisse créer ses habitudes, ses traditions nouvelles, pour en faire surgir une existence originale et indépendante. Il lui restera toujours trop des habitudes et du milieu qu’elle a quittés[1]. »

« L’habitant, de son côté, prenait la terre sans aucun déboursé, puisque le prix n’en était qu’une rente modique dont l’annuité ne commençait, d’ordinaire, que quelques années après la concession. Il trouvait aussitôt sur les lieux tous les matériaux et même l’assistance dont il pouvait avoir besoin. Sur son abattis, il cultivait à travers les troncs d’arbres, et souvent, dans la seconde année de son installation, sa récolte, dont il avait fait tous les frais, suffisait au gros courant de la consommation de sa famille. Il y ajoutait du gibier, du poisson, l’élève des cochons, le laitage des vaches, et, pour peu qu’il eût apporté quelques économies, il surmontait assez aisément les premières années de son établissement en un pays salubre et favorable au développement de la force musculaire. Avec des récoltes plus abondantes, il prenait bientôt lui-même un engagé ; ses enfants grandissaient, ses cultures s’étendaient, ses bestiaux se multipliaient, et, quand venait l’âge, il installait sa nombreuse famille dans de nouvelles terres, en lui fournissant l’aide et les avances qu’il n’avait dû chercher lui-même autrefois que dans ses propres efforts… Quelquefois les seigneurs trouvaient sur les lieux des colons ou même des artisans venus de France qui leur prenaient des terres et s’y établissaient ; mais dans les premiers temps, il fallut le plus souvent aller chercher en France des émigrants pour commencer la mise en valeur de ces seigneuries ; les corporations religieuses se distinguèrent dans cette opération par le zèle qu’elles y apportèrent et le soin avec lequel elles choisirent les familles de cultivateurs qu’elles amenèrent au Canada[2]. »

« Le seigneur possédait autrefois le droit de haute, moyenne et basse justice, c’est-à-dire

  1. Rameau : La France aux colonies, II, 111.
  2. Idem, pp. 15, 109.