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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

provenant de la Champagne, de l’Auvergne, de la Saintonge, de la Rochelle et du Poitou s’élèvent à peine au nombre de dix, contre neuf à dix hommes de ces mêmes provinces ; elles avaient donc, comme celles du nord, suivi leurs parents dans leur immigration. Si l’on rapproche le nombre des hommes de provenance inconnue du nombre des femmes de cette même classe, on voit qu’il est à peu près semblable, soit un sixième du nombre total.

À la fin de l’année 1645, il y avait vingt-cinq seigneuries concédées en Canada. C’était, au sud du fleuve, Lauzon, Sainte-Croix, Godefroy et la Citière ; dans le fleuve, les îles aux Oies, Orléans, Montréal et Jésus ; au nord, Beaupré, Beauport, Notre-Dame des Anges, l’Espinay, banlieue de Québec, Sainte-Foye, Sillery, Port-Neuf, Chavigny, Grondines, Batiscan, l’Arbre-à-la-Croix, Saint-Louis des Trois-Rivières, Dautray et Saint-Sulpice. Il ne paraît pas y avoir eu d’habitants au sud du fleuve. Les îles aux Oies, Orléans et Montréal avaient des commencements d’habitations. Au nord, les colons étaient concentrés depuis le cap Tourmente jusqu’à Chavigny ou Deschambault ; il y avait un petit poste naissant à l’Arbre-à-la-Croix, dans la seigneurie actuelle du cap de la Madeleine ; aux Trois-Rivières, quatorze ou quinze ménages possédant des terres particulières. C’était bien peu de chose pour une colonie commencée depuis près de quarante ans, et que l’autorité royale avait placée depuis dix-sept ans entre les mains d’une société puissante, soumise à l’obligation d’établir le pays. La compagnie de la Nouvelle-France, qui s’était obligée à fournir quatre mille colons durant cet espace de temps, n’en avait envoyé qu’un peu plus d’une centaine, et encore faut-il tenir compte, sur ce nombre, de ceux qui avaient suivi MM. Giffard, Le Gardeur, Le Neuf, Chavigny, Bourdon et les pères jésuites, ce qui réduit l’influence de la grande compagnie à un recrutement de cinquante colons, en lui faisant la part très belle.

Dans ces circonstances défavorables, une seule chose sauva le Canada : l’organisation seigneuriale. Les concessionnaires des grands terrains agissaient par eux-mêmes, dans leur intérêt propre, et fondaient des paroisses destinées à se maintenir par leurs seules ressources. Ce principe était tellement vivace que plus tard, aux jours féconds de Colbert, l’organisation seigneuriale fut encore la planche de salut de la colonie. Ces Canadiens, qui avaient adopté le nouveau pays et qui le servaient de tout leur cœur et de toutes leurs forces, devinrent le pivot sur lequel tournèrent les événements.

La seigneurie, telle que nous l’entendons, c’est la paroisse, et l’idée de la paroisse, c’est l’état municipal. Toute l’administration du pays devait entrer dans ce moule ; malheureusement, les gouverneurs recevaient de Paris des instructions qui gênaient le libre développement de ces justes instincts. Il y eut mécontentement, c’était légitime, mais presque point de lutte à cause du pouvoir centralisateur et absolu que possédait alors la royauté. L’habitant, à qui on refusait une voix dans les conseils de la colonie, se replia sur lui-même, entretint sa vigueur en embrassant la terre, et se trouva assez fort, à l’heure de la conquête, pour conserver le pays dont on n’avait pas voulu lui confier les intérêts.

L’œil de l’historien s’arrête avec plaisir sur ces premiers efforts des Canadiens pour créer une patrie à leurs enfants, et doubler la valeur du sentiment français dans le monde.