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côté caractéristique de la cuisine canadienne n’est pourtant pas canadien : il est français et a ses origines dans les temps les plus reculés de l’histoire de France. Au Canada, il est répandu partout, à la grande surprise des Européens qui nous visitent et qui ne se rendent pas compte des causes qui ont favorisé ses développements. L’auteur de la Vie privée des Français nous explique très bien que cette nourriture avait quelque chose de distingué et de tout à fait particulier dans les coutumes de la vieille France : « Dès les premiers temps de la monarchie, dit-il, les Français faisaient usage de la chair du bœuf et du mouton ; l’agneau, le veau et le chevreau étaient également employés pour la table. Ils faisaient une grande consommation de la chair du porc ; la partie la plus opulente de la nation, les évêques, les grands, les rois même en entretenaient beaucoup dans leurs domaines, tant pour la consommation de leur table que pour l’augmentation de leur revenu. Il est parlé de ces troupeaux dans le testament de saint Rémi. Le saint archevêque laisse ses cochons à partager également entre ses deux héritiers. Mappinius, archevêque de Reims, écrit à l’évêque de Metz uniquement pour lui demander combien coûtent les porcs, et Charlemagne, dans ses capitulaires, ordonne aux régisseurs de ses domaines d’y nourrir force cochons. À Paris, quand le bourreau venait faire une exécution sur le territoire de quelque monastère, entre autres rétributions on lui donnait une tête de cochon. L’abbaye de Saint-Germain la lui payait annuellement. Il venait, le jour de Saint-Vincent, assister à la procession ; il y marchait le premier, et après la cérémonie recevait la tête. Sous la première race, nos rois, toutes les fois que, dans l’enclave de quelqu’un de leurs domaines, se trouvait une forêt qui ne leur appartenait pas, jouissaient du droit d’y envoyer paître leurs cochons. Si le lieu n’offrait point de pâture, ils pouvaient, en compensation, exiger un tribut. En (720), Clotaire renonça à ce double privilège. Les habitants des villes, qui ne pouvaient, comme ceux des campagnes, avoir un troupeau entier, élevaient au moins chez eux un ou deux cochons, que, pendant le jour, ils lâchaient dans les rues et laissaient vivre au dépens du public. Cette mauvaise police avait des inconvénients sans nombre. La mort du prince Philippe, fils de Louis le Gros, en offre un exemple. Un cochon étant venu se jeter entre les jambes de son cheval, comme il passait dans les rues de Paris, l’animal, effarouché, se cabra et renversa le prince auquel il cassa la tête. Par la suite, il fut défendu de nourrir des porcs dans la ville : mais ce règlement fut mal observé. Les religieux de Saint-Antoine surtout, en vertu du privilège de leur patron, qu’ordinairement on représente avec un cochon à ses côtés, prétendirent n’être point assujétis à cette défense, et obtinrent même la permission de laisser vaquer leurs porcs dans les rues de la capitale. Le bourreau avait le droit de saisir tout cochon qui n’appartenait point aux antonins ; il le conduisait à l’hôtel-de-ville, et pouvait en exiger la tête ou cinq sous[1] en argent. Quelquefois il y avait des festins où l’on ne servait uniquement que du cochon. Ces repas étaient nommés baconiques, du vieux mot bacon[2], qui signifie porc. À Paris, le chapitre de Notre-Dame, dans certains jours de cérémonie solennelle, était traité ainsi. Telle est l’origine de cette ancienne

  1. Celui qui possédait cinq sous, à cette époque, pouvait acheter ce qui, de nos jours, coûte un écu au moins.
  2. Les Anglais se servent encore de ce mot.