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l’aveuglement des jésuites, qui, sans se préoccuper du sort des habitants, couraient au martyre comme des soldats lancés à la gueule des canons. Cet esprit de sacrifice, agissant mais imprévoyant, a été loué : a-t-on réfléchi aux dangers qu’il allait encore faire naître pour les habitants ? Ceux qui, de nos jours, ont cru devoir signaler une telle inconséquence et rappeler que, semblable à la célèbre charge de cavalerie à Balaklava, cette nouvelle entreprise des jésuites avait occasionné des massacres en pure perte, se sont vu imputer un manque de foi religieuse. Depuis quand la religion exige-t-elle des sacrifices inutiles ? Qui donc a le droit de compromettre toute une population sans la consulter ? On nous répond par un mot qui fait courber les têtes : « Dieu vous a tenu compte des souffrances des jésuites. » Nous avons souffert plus que les jésuites — beaucoup plus ! Ensuite, quelle est cette méthode de nous pousser malgré nous dans une mauvaise affaire, afin de nous créer un mérite aux yeux de Celui qui voit toutes choses ? Les misères de la vie, augmentées des maux que fait subir un gouvernement maladroit ou abusif, sont bien suffisants pour l’homme sans qu’on multiplie comme à plaisir les obstacles devant ses pas. Tout ceci n’est que de la pauvre et triste politique, et, quoi que l’on fasse, ce ne sera jamais de la religion.

Contre chacun des martyrs jésuites nous pouvons opposer quarante martyrs canadiens — hommes, femmes et enfants assommés, écorchés, brûlés, tourmentés d’une manière aussi horrible que l’ont été les pères Brebeuf et Lalemant ; mais l’Histoire ne s’en occupe presque pas. La raison de cet injuste oubli est toute entière dans la persistance que mettent les jésuites à glorifier, depuis plus de deux siècles, leurs martyrs dont ils font journellement un objet de réclame pour leur cause. Dans l’espace des vingt années qui viennent de s’écouler, pas moins de quinze volumes ont été mis devant les lecteurs, parlant toujours et à tout propos de ces dix ou douze victimes volontaires du zèle religieux. Les Canadiens, moins vantards, ne font pas tant de tapage dans la presse. Il est vrai qu’ils ont été conduits à la boucherie malgré eux, et qu’ils n’ont pu se venger, durant tout le temps du régime français, que par le mépris dont ils ont accablé les jésuites. La légende, défigurée et grossie, remplace à présent l’Histoire.



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