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histoire des canadiens-français

encore un seul garçon français instruit par les jésuites. Affermissant la colonie par l’éducation des femmes, la mère de l’Incarnation se mettait à la hauteur de sa noble tâche. Elle est le seul homme du groupe religieux du temps. Ses lettres reviennent souvent sur ce sujet. « Sans l’éducation que nous donnons aux filles françaises (disait-elle en 1653) qui sont un peu grandes, durant l’espace de six mois ou environ (par année), elles seraient des brutes pires que les sauvages. C’est pourquoi on nous les donne presque toutes, les unes après les autres, ce qui est un gain inestimable pour ce pays. » N’était-il pas honorable pour ces pauvres cultivateurs de tant désirer l’instruction de leurs filles ? Et ne doit-on pas être reconnaissant aux saintes femmes qui allaient au devant d’eux dans ce dessein ? Nous devons à cette heureuse rencontre, douce consolation de la Providence, une partie de notre caractère national. Les hommes, livrés aux durs travaux des champs, appelés à la guerre, embauchés par la traite, oubliaient ces traditions de la famille française où la politesse, la douceur, l’urbanité, le bon langage, les manières aimables dominent. De civilisés, nous allions devenir des demi-barbares, retourner à la rudesse des Gaulois, sans peut-être conserver la joyeuse humeur de ces grands ancêtres. Mais non ! les ursulines étaient au milieu de nous, et elles inspiraient à nos filles, destinées à devenir des femmes canadiennes, ces admirables vertus de la famille chrétienne et française qui nous ont empêché d’être emportés à la lame par les événements de la politique, de la guerre, du commerce, des intérêts mesquins et l’esprit d’aventure si fort chez notre race. Les hommes dépensaient au dehors les forces du pays ; nos sœurs et nos femmes contrebalançaient ces désavantages en nous appelant aux pures traditions. Le langage même — cette langue vivace et savante de la vieille France — était placé sous la sauvegarde des femmes ; car, plus instruites que nous, elles maintenaient dans la famille l’accent, le vocabulaire, la grâce, « le ton de bonne compagnie » que le défricheur, le coureur de bois et le canotier devaient mettre en oubli si souvent. Qui donc a corrigé les chansons grivoises de la France et en a fait ces admirables mélopées dont nous sommes si fiers ? Les femmes, sans doute. Pas les hommes, assurément. La tournure polie et à la fois digne du langage des habitants actuels dénote à son origine une influence qui n’est point ordinaire : les communautés de femmes ont passé par là.

M. de Maisonneuve, et l’esprit admirable qui inspirait les fondateurs de Montréal, ne pouvait méconnaître les bienfaits d’une institution comme celle des ursulines ; aussi voulait-on appeler dans ce lieu des sœurs si parfaitement disposées à servir à la fois la religion et la patrie — une seule et même chose lorsqu’on veut les comprendre. En 1654, la mère de l’Incarnation écrivait : « L’on nous propose et l’on nous presse de nous établir à Montréal ; mais nous n’y pouvons entendre si nous ne voyons une fondation, car on ne trouve rien de fait en ce pays, et l’on y peut rien faire qu’avec des frais immenses. Ainsi, quelque bonne volonté que nous ayons de suivre l’inclination de ceux qui nous y appellent, la prudence ne nous permet pas de faire autrement. » La France ne se pressait pas de fortifier la colonie ; les Cent-Associés traitaient du castor à Miscou ; les Iroquois promenaient le fer et le feu dans nos établissements — tout allait bien ! La mère de l’Incarnation ne se découragea pas