Page:Sulte - Histoires des Canadiens-français, 1608-1880, tome III, 1882.djvu/85

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
69
histoire des canadiens-français

cependant. En 1660, rendant compte de ce qui se passait, car la situation était toujours la même elle disait : « Nous faisons de grands frais pour notre séminaire ; non qu’il y ait un grand nombre de filles sauvages sédentaires, mais parce qu’on nous donne plusieurs filles françaises pour l’entretien desquelles les parents ne peuvent fournir que peu de choses, et d’autres ne peuvent rien donner du tout : et ce qui est à remarquer, les Françaises nous coûtent sans comparaison plus à nourrir et à entretenir que les sauvagesses. »

Les filles françaises étaient l’espoir du pays. Toutefois, on caressait la pensée que les sauvagesses[1] finiraient par entrer dans la civilisation. Ni filles ni garçons sauvages ne voulaient se conformer à ce désir. « Pour les filles sauvages, dit la mère de l’Incarnation (1668), nous en prenons de tout âge… D’autres n’y demeurent que jusqu’à ce qu’elles soient tristes, ce que l’humeur sauvage ne peut souffrir : car dès qu’elles sont tristes, les parents les retirent, de peur qu’elles ne meurent. Nous les laissons libres en ce point ; car on les gagne plutôt par ce moyen, que de les retenir par contrainte et par prières. Il y en a d’autres qui s’en vont par fantaisie et par caprice ; elles grimpent comme des écureuils notre palissade, qui est haute comme une muraille, et vont courir dans les bois. Il y en a qui persévèrent et que nous élevons à la française ; on les pourvoit ensuite si elles font très bien. L’on en a donné une à M. Boucher, qui a été depuis gouverneur des Trois-Rivières. D’autres retournent chez leurs parents ; elles parlent bien français et sont savantes dans la lecture et dans l’écriture… Nous avons, tous les jours, sept religieuses de chœur employées à l’instruction des filles françaises, sans y comprendre deux converses qui sont pour l’extérieur. Les filles sauvages logent et mangent avec les filles françaises ; mais pour leur instruction, il leur faut une maîtresse particulière, et quelquefois plus, selon le nombre que nous en avons. Je viens de refuser, à mon grand regret, sept séminaristes algonquines, parce que nous manquons de vivres, les officiers ayant tout enlevé pour les troupes[2] du roi, qui en manquaient. Depuis que nous sommes en Canada, nous n’en avions refusé aucune, nonobstant notre pauvreté ; et la nécessité où nous avons été de refuser celles-ci m’a causé une très-sensible mortification. Nous nous sommes restreintes à seize françaises et à trois sauvages, dont deux iroquoises et une captive, à qui l’on veut que nous apprenions la langue française… L’on est fort soigneux, en ce pays, de faire instruire les filles françaises, et je puis vous assurer que s’il n’y avait des ursulines, elles seraient dans un danger continuel de leur salut. La raison est qu’il y a un grand nombre d’hommes ; et un père et une mère qui ne voudront pas perdre la messe, une fête ou un dimanche, laisseraient leurs enfants à la maison, avec plusieurs hommes pour les garder. S’il y a des filles, quelqu’âge qu’elles aient, elles sont dans un danger évident, et l’expérience fait voir qu’il faut les mettre en lieu de sûreté. Enfin, ce que je puis vous dire est que les filles, en ce pays, sont, pour la plupart, plus savantes[3] en plusieurs matières dan-

  1. L’Académie n’accepte pas le mot « sauvagesse » dans ce sens ; elle dit : fille sauvage. Il en sera de ce mot comme de tant d’autres que l’Académie a sanctionnés parce que le peuple les avait rendus français. Et français il est !
  2. C’était l’époque où le régiment de Carignan marchait contre les Iroquois.
  3. Ceci est particulier à l’Amérique, tant aux États-Unis qu’au Canada. Encore aujourd’hui, nos filles ont des allures beaucoup plus libres que leurs cousines de France, et c’est pour le mieux.