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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

On nous répète sans cesse que les jésuites ont évangélisé le Canada. D’où vient cette affirmation ? Des jésuites eux-mêmes. Or, les faits la contredisent. Les sauvages n’ont pas voulu se faire chrétiens. En 1670, au moment où les jésuites se voyaient forcés de renoncer à Montréal et aux Trois-Rivières et même aux missions du golfe Saint-Laurent, il n’y avait pas deux cents sauvages chrétiens dans le Bas-Canada, et ceux qui demeuraient dans le voisinage des trois villes y étaient venus sous le coup de la terreur que répandaient les Iroquois. À ce compte, leur conversion était due autant aux Canadiens qu’aux jésuites. Postérieurement à 1670, les sauvages ont été instruits (lorsqu’ils voulaient l’être) par les récollets, les sulpiciens et quelques jésuites. Il n’est jamais venu à la pensée des sulpiciens ou des récollets de faire de la réclame pour un devoir simplement accompli. Ce que plus de soixante jésuites n’avaient pu exécuter, de 1625 à 1670, la misère, les maladies épidémiques et les guerres l’imposèrent aux sauvages : ils se convertirent par petites bandes, à mesure qu’ils eurent besoin du secours des Canadiens. Dans tout ceci, nous ne parlons point encore de l’ouest, qui a son histoire à part.

Sont-ce les Habitants qui ont été évangélisés par les jésuites ? Assurément ce serait une plaisante prétention ! Les Habitants étaient aussi bons catholiques que les jésuites, et le rôle de ces derniers s’est borné aux fonctions ecclésiastiques ordinaires, tout en mécontentant leurs ouailles par des machinations politiques et commerciales bien éloignées de la mission du prêtre.

Après 1670, les jésuites ne furent à peu près rien dans le Bas-Canada ; leur influence étant balancée par les autres ordres religieux plus aimés de la population. Il faut se rendre à 1750 pour voir apparaître la légende historique qui les concerne. C’est Charlevoix, un jésuite, qui la mit sur le papier, et son livre, publié vingt ans après 1720 (date du voyage de Charlevoix), ne commença à circuler parmi nous que vers 1748, au moment où s’ouvraient les guerres de la conquête. Nous fûmes alors séparés de la France, et durant trois quarts de siècle, il ne nous vint que bien rarement quelques livres de notre ancienne mère-patrie. Lorsque, vers 1820, la curiosité se réveilla sur notre histoire, Charlevoix fut consulté : il était le seul écrivain accessible, puisque nous n’avions pas même les fameuses Relations sur lesquelles il base presque tout son travail. La légende des jésuites bienfaiteurs fut ainsi acceptée sans critique, et, depuis 1840, elle a été en grand honneur parmi nous : les jésuites l’ont répandue dans les journaux, les revues, les brochures, les conférences et les livres, sous mille formes — personne ne sait comme eux exploiter la presse. Leurs disciples, rendus féroces par l’ignorance, s’arrêtent toutefois quand on leur demande des preuves de leurs affirmations. Poussez-les davantage, exigez une réponse précise, appuyée sur des documents, ils finissent par vous dire : « Eh ! bien, après tout, quand cela serait vrai, pourquoi le dire ? » Pourquoi donc battez-vous la caisse depuis si longtemps au profit des jésuites ? Est-ce que les sulpiciens, les oblats et notre clergé national s’adonnent à ce commerce ? Cependant, tout le monde les respecte. « Combien faut-il dépenser de bouteilles d’encre pour faire aimer un jésuite ? » demandait tout récemment un homme instruit. Nous lui répondîmes qu’il pouvait