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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

impénétrables au froid. J’en ai vu cinquante en janvier et février qui vivaient dans les bois et dans la neige presque jusqu’au poitrail, sans s’approcher des maisons de leurs maîtres. L’on va d’ici à la ville de Montréal durant l’hiver, sur le fleuve glacé, par le moyen des traîneaux sur lesquels on fait quinze lieues par jour. D’autres se font traîner par un attelage de deux gros dogues ; mais ils voyagent beaucoup plus lentement. »

Le même auteur écrivait de Montréal le 15 juin 1684 : « Il part d’ici tous les ans des coureurs de bois qui portent en canot de la marchandise chez toutes les autres nations sauvages de ce continent, et ils en rapportent des castors. J’en vis revenir il y a sept ou huit jours vingt-cinq ou trente chargés excessivement. Il n’y avait que deux ou trois hommes pour conduire chaque canot, lequel portait vingt quintaux pesant, c’est-à-dire quarante paquets de castors, valant cent écus chacun. Ils avaient demeuré un an ou dix-huit mois en leur voyage. Si ces voyageurs ont fatigué dans une si longue course, ils s’en donnent à cœur joie au retour. Ceux qui sont mariés sont ordinairement plus sages ; ils vont se délasser chez eux, et ils y portent leurs profits ; mais pour les garçons, ils se plongent dans la volupté jusqu’au cou. La bonne chère, le jeu, la boisson, tout y va. Tant que les castors durent, rien ne coûte à nos marchands. Vous seriez même étonnés de la dépense qu’ils font en habits. Mais la source est-elle tarie, le magasin est-il épuisé ? Adieu dentelles, dorures, habillements, adieu l’attirail du luxe, on vend tout. De cette dernière monnaie, on négocie de nouvelles marchandises ; avec cela ils se remettent en chemin et partagent ainsi leur jeunesse entre la peine et la débauche ; ces coureurs, en un mot, vivent comme la plupart de nos matelots d’Europe. » Le 2 octobre 1685, il écrivait de Boucherville : « Quant aux gentilshommes qui ont famille, il n’y a que la grande économie qui puisse les soutenir. La seule parure de leurs filles suffirait pour les ruiner, tant elles s’habillent magnifiquement ; car le faste et le luxe règnent autant dans la Nouvelle-France que dans l’ancienne. Il faudrait à mon avis, que le roi fît taxer les marchandises à un prix raisonnable, et qu’il défendît aux négociants de ne vendre ni brocards, ni franges, ni rubans d’or et d’argent, non plus que des points et des dentelles de haut prix… Vous saurez que les Canadiens ou Créoles sont bien faits, robustes, grands, forts vigoureux, entreprenants, braves et infatigables ; il ne leur manque que la connaissance des belles-lettres. Ils sont présomptueux et remplis d’eux-mêmes, s’estimant au-dessus de toutes les nations de la terre, et par malheur ils n’ont pas toute la vénération qu’ils devraient avoir pour leurs parents. Le sang du Canada est fort beau, les femmes y sont généralement belles, les brunes y sont rares ; les sages y sont communes ; et les paresseuses y sont en assez grand nombre ; elles aiment le luxe au dernier point, et c’est à qui mieux mieux prendra des maris au piége. Il y aurait de grands abus à réformer en Canada. Il faudrait commencer par celui d’empêcher les ecclésiastiques de faire des visites si fréquentes chez les habitants, dont ils exigent mal à propos la connaissance des affaires de leurs familles jusqu’au moindre détail, ce qui peut être assez souvent contraire au bien de la société par des raisons que vous n’ignorez pas. Secondement, défendre à l’officier de ne pas retenir la paie de ses soldats et d’avoir le soin de leur faire faire le maniement des armes les