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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

main ils font demander au gouverneur-général une audience, qu’il leur accorde le même jour en place publique. Chaque nation fait un corps séparé, mais tous ces cercles étant assis par terre, et chaque sauvage ayant la pipe à la bouche. L’un d’eux, choisi par la troupe comme le plus éloquent, se lève, et s’adressant au gouverneur qui est dans un fauteuil, il lui dit que ses frères sont venus pour visiter, et renouveller en même temps avec lui l’ancienne amitié ; que le principal motif de leur voyage est celui de procurer l’utilité des Français, parmi lesquels il s’en trouve qui, n’ayant ni moyen de trafiquer, ni même assez de force de corps pour transporter des marchandises le long des lacs, ne pourraient faire de profit si les frères ne venaient eux-mêmes trafiquer les castors dans les colonies françaises ; qu’ils savent bien le plaisir qu’ils font aux habitants de Montréal, par rapport au gain que ces mêmes habitants en retirent, que ces peaux étant fort chères en France, et au contraire les marchandises que l’on donne en échange aux sauvages coûtant très peu, ils sont bien aises de marquer leur bonne volonté aux Français, et de leur procurer presque pour rien ce qu’ils recherchent avec tant d’empressement ; que pour avoir le moyen d’en apporter davantage une autre année, ils sont venus prendre en échange des fusils, de la poudre et des balles pour s’en servir à faire des chasses plus abondantes, ou à tourmenter les Iroquois, en cas qu’ils se mettent en devoir d’attaquer les habitations françaises ; et qu’enfin, pour assurer leurs paroles, ils jettent un collier de porcelaine avec une quantité de castors au Ritchi Okima ou gouverneur, dont ils demandent la protection, en cas qu’on les vole ou qu’on les maltraite dans la ville. Le harangueur ayant fini, reprend sa place et sa pipe, et se remet tranquillement à fumer. L’interprète explique le compliment du sauvage. Le gouverneur y répond obligeamment, et fait un présent à son tour. Mais vous remarquerez que Son Excellence, avant que de répondre, lorgne bien le don gratuit, et qu’il en fait la règle de ses paroles doucereuses, et de sa libéralité. Le gouverneur ayant congédié les sauvages, ils retournent à leurs tentes où ils achèvent de disposer tout pour l’échange. Le lendemain, ces marchands viennent en ville, suivis de leurs esclaves, qui portent les peaux. Ils s’adressent, autant que cela se peut, aux meilleures bourses, et à ceux des échangeurs qui donnent les pièces d’ammunition et de ménage à plus bas prix. Ce commerce est permis à tous les habitants, et s’étend sur tout, excepté le vin et l’eau-de-vie. Il y a raison très valable pour défendre ce dernier trafic. La plupart des sauvages ayant des castors de reste, après avoir fait leurs autres provisions nécessaires ne demanderaient pas mieux que de troquer ces peaux pour avoir de quoi boire, et cela aurait de funestes suites. Ces boissons fortes, et auxquelles ils ne sont point accoutumés, ayant une fois irrité le palais, ils en prennent si excessivement qu’il leur monte de violents transports au cerveau[1]. Ils égorgent leurs esclaves : ils se querellent, se battent, se mangent le nez, et se tueraient infailliblement si ceux d’entre leurs compatriotes qui sont sobres, et qui détestent ces sortes de breuvages ne les retenaient. Au reste, on ne peut point reprocher à ces marchands sauvages, comme à la plupart de nos négociants chrétiens, qu’ils

  1. Quatre-vingts canots Hurons et Outaouais étant abordés à Lachine pour la traite, en 1690, il s’en suivit une orgie épouvantable parce que l’on avait procuré de la boisson à ces sauvages.