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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

Les longs et fréquents voyages avaient occupé trois générations d’hommes actifs, mais les intervalles entre ces courses étaient marqués par la fainéantise et la répugnance au travail de la terre. De 1675 à 1700 les dépenses de la colonie n’avaient cessé d’augmenter avec le développement des familles ; le revenu restant à peu près stationnaire, par suite du chiffre croissant des coureurs de bois, le roi s’était cru obligé de combler, d’année en année, les déficits du budget, si bien que, vers 1706, le crédit du Canada ne valait rien. On ne pouvait plus compter que sur de menues pelleteries et la guerre qui sévissait rendait circonspects les commerçants. L’année de la signature du traité d’Utrecht (1713) les Canadiens offrirent au roi de lui rendre toutes les monnaies de carte, à condition qu’il en payerait la moitié ; le trésor était vide — il fallut attendre M. de Vaudreuil[1] navré de l’état du pays, alla en France (1714) intercéder pour ses malheureux habitants. Les milices s’étaient couvertes de gloire depuis un quart de siècle, mais ses rangs s’étaient éclaircis et les fermes se ressentaient de la stagnation des affaires. Le Canada et l’Acadie sortaient de la guerre maltraités par la France plus que par les Anglais.

« La grande et riche province d’Acadie, observe Charlevoix, a été longtemps partagée entre différents particuliers, dont aucun ne s’est enrichi, tandis que les Anglais faisaient sur ses côtes un profit immense par la pêche[2]. Les établissements que ces propriétaires y ont faits manquant de solidité, et eux-mêmes manquant de vues et se détruisant les uns les autres, ils ont laissé le pays à peu près dans le même état où ils l’avaient trouvé, et dans un décri dont il ne s’est bien relevé qu’au moment où nous l’avons perdu. Ce sont nos ennemis qui nous ont fait comprendre ce qu’il valait… Le Canada peut faire, et fait quelques fois, avec les îles de l’Amérique un commerce assez considérable de farines, de madriers et d’autres bois propres pour les bâtiments. Comme il n’y a peut-être pas au monde de pays qui porte de plus de sortes de bois ni de meilleure espèce, jugez quelle richesse il en pourra un jour tirer. Il paraît que très peu de personnes sont bien instruites sur cet article… Outre les congés accordés en faveur des veuves et des orphelins, il y en a pour les commandants des postes et pour des besoins extraordinaires, et le gouverneur en donne encore sous le nom de simple « permission ». Ainsi, une partie de la jeunesse est continuellement en course (1720) et, quoiqu’elle n’y commette plus, au moins si ouvertement, les désordres qui ont si fort décrié cette possession, elle ne laisse pas d’y prendre une habitude de libertinage dont elle ne se défait jamais parfaitement : elle y perd, au moins, le goût du travail, elle y épuise ses forces, elle y devient incapable de la moindre contrainte, et, quand elle n’est plus propre aux fatigues de ces voyages, ce qui arrive bientôt parce que ces fatigues sont excessives, elle demeure sans aucune ressource et n’est plus propre à rien. De là vient que les arts ont été longtemps

  1. Philippe Rigaud, chevalier de Vaudreuil, qui (1677) servait dans les mousquetaires, s’était distingué à la prise de Valenciennes. Nommé gouverneur de Montréal (1698) il prit le titre de marquis à la mort de son père (1702) et succéda (1704) à M. de Callières comme gouverneur-général. Sa femme appelée à la cour (1709) pour être gouvernante des enfants du duc de Berri, demeura plusieurs années en France.
  2. Le recensement de 1721 est accompagné d’un mémoire de Vaudreuil et Bégon qui parle de l’impulsion donnée à la pêche aux marsouins à la baie Saint-Paul, à la pointe aux Alouettes, à la rivière Ouelle, à Kamouraska, et constatant l’existence de quatorze parcs de vingt-cinq à cinquante arpents chacun, ayant pris cent quatre vingts deux marsouins dans l’année.