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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

À Paris, le bon théâtre sert de modèle au langage, ou du moins il est reconnu comme la meilleure école. Y admet-on les accents de province ? Jamais. Un acteur qui a « un accent » est obligé de l’abandonner pour apprendre à parler franc. Ni les fantaisies des idiomes parisiens, ni les capricieuses intonations du midi, de l’est ou de l’ouest ne sont tolérées dans la « maison de Molière. » Et quand l’acteur a dépouillé le vieil homme, quand enfin la scène s’ouvre pour lui, il est étonnant de voir combien son accent se rapproche du nôtre. Ceci est tellement vrai que les Canadiens se font comprendre sans peine dans tous les pays du monde où l’on parle français et dans toutes les parties de la France où un acteur français peut se faire entendre — ce qui n’arrive pas partout.

Loin de nous l’idée que tous les Canadiens possèdent leur langue à la perfection ! Il y a des nuances à observer. Entre l’homme de l’art et le premier venu, la distance est sensible. Aucune nation ne peut dire avec raison que toutes ses classes parlent également bien. Mais où a-t-on vu un Français qui ait éprouvé la moindre difficulté à nous comprendre ? Que ce même Français passe dans une autre partie du globe, combien de fois sera-t-il mis à quia par de soi-disants Français ? Plus souvent qu’il ne se l’imagine.

Ainsi, point de patois parmi nous. Chacun des mots dont se servent les Canadiens-Français, de n’importe quelle classe, se retrouve dans le dictionnaire de l’Académie. Inutile d’expliquer que les finesses du beau langage ne sont pas plus comprises dans nos campagnes que chez les paysans de France — et encore, sur ce point, nous ne craignons nullement la comparaison. Nous avons notre accent. Est-il parfait ? Non, assurément, mais il est clair et net. Reprochons-lui son manque d’expression, une allure molle, presque dolente. Les mots subissent trop une note uniforme dans notre bouche. Pourquoi ne dirions-nous pas : « notre accent », puisque des étrangers qui ne savent ni le français moderne ni surtout le français de Montaigne et de Rabelais parlent du « patois canadien » ? Lorsque un Anglais a dit que les Canadiens n’ont pas l’accent parisien, il croit avoir fait une découverte et nous donner une leçon ! L’accent parisien ! mais c’est tant mieux si nous ne l’avons pas ! La grande capitale fait à juste titre l’admiration du monde ; il s’en faut toutefois que le peuple y parle bon français : l’argot, le chantonnement, les phrases brisées, les mots de pure convention y pullulent. L’horreur de l’accent a fait naître à Paris un accent impossible. Les Canadiens n’imitent pas ces fantaisies. Un pasteur protestant, M. James Roy, qui a vécu en France, écrivait dernièrement : « Au point de vue philologique, le français du Canada est plus pur que celui de Paris… Tant par les expressions comparées que par la prononciation, il est facile de voir que le français du Canada n’est pas une corruption de celui de Paris… Si l’idiome canadien n’est pas toujours grammatical, c’est plutôt à cause du changement d’opinion survenu parmi les grammairiens de l’ancienne France que par suite d’altérations produites au Canada. » Il est de fait que nous avons conservé et non modifié notre langue. Les Anglais qui nous entourent, et qui ont toutes les occasions d’apprendre le français, qui brillent par leur ignorance de cette langue : et qui néanmoins nous taxent de jargonnement, sont-ils en état d’exprimer une opinion de quelque valeur sur ce sujet ! Notre origine française les prédispose à nous dénigrer, voilà tout.