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À SUSE.

et des fauves derrière les hautes murailles du gabr. N’étaient les cris des chacals qui disputent aux hyènes à la voix lamentable les entrailles d’un mouton fraîchement tué, le silence serait complet. J’ai vu fuir ces horribles goules, disgracieuses sur leurs jambes inégales, j’ai vu s’éteindre les brasiers d’une lointaine tribu. Pas de nuage au ciel, pas de vent courant dans l’espace, tout est mort autour de moi. Que reste-t-il de l’empire d’Élam et de sa capitale, l’aïeule des cités ? Au sud, la crête pointue de la citadelle tranchant sur un fond clair ; au nord-ouest, le Chaour métallisé par les rayons lunaires qui tombent sur un de ses coudes, noir dans l’ombre ; au nord, fermant l’horizon, cette chaîne neigeuse que n’émurent ni les regards de Darius ni l’apparition d’Alexandre, et qui, dans son immuable majesté, voit passer avec la même indifférence les siècles et les hommes ; sous mes pieds, un sol fait de la poussière des monarchies asiatiques. Il me semble voir surgir des profondeurs du Memnonium les générations disparues. Leurs ombres contemplent les fils de Japhet venus des confins du monde occidental à la conquête de leurs secrets séculaires, puis s’évanouissent dans les buées de la rivière.

Plus d’appréhension ! plus de soucis ! Avoir atteint cette terre de Suse, camper sur les débris des palais des grands rois, n’est-ce point déjà une victoire ? Je le croirais, à voir la figure rayonnante de Marcel. Vous ouvrirez vos flancs, montagnes jalouses qui recelez l’histoire du passé ! Vous livrerez vos trésors, nécropoles inviolées ! Ne sommes-nous point les héritiers des vainqueurs de Salamine ?

28 février. — On n’est guère tenté de prolonger son sommeil lorsqu’on couche tout vêtu, flanqué d’un fusil et d’un revolver, autant pour les avoir sous la main à la première alerte que pour préserver armes et munitions de l’humidité qui se dégage du sol et de celle qui tombe des parois de la tente. Le réveil est douloureux et le malaise que l’on éprouve en se mettant sur pied est pis encore. Les herbes, déjà hautes, sont chargées de gouttes rondes, brillantes comme du cristal ; un épais brouillard couvre le pays et permet à peine de s’orienter vers la seconde tente, plantée à dix mètres de la nôtre. Il semble que le corps soit plongé dans un bain de vapeur glacée et que l’âme elle-même ressente quelque atteinte de cette lourde atmosphère.

Vers sept heures, le brouillard s’éclaire, s’opalise, se divise en nuages transparents ; le croissant, puis la flèche blanche du tombeau de Daniel apparaissent ; encore quelques minutes, et la plaine, la chaîne des Bakhthyaris, le cours du Chaour, la forêt rouge qui borde les rives lointaines de la Kerkha, s’argentent, puis se dorent aux rayons d’un énorme soleil. Les tentes fument, les herbes boivent les dernières gouttes de rosée, la toile se lève sur une radieuse journée, mais l’orchestre reste muet. Nul gazouillement, nul babil ne salue le réveil de la nature ; les rossignols ont fui depuis longtemps cette solitude désolée.

Lézards engourdis par l’hiver, nous réchauffions béatement nos épaules au seul feu