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À SUSE.

terrompt une demi-heure, le temps de manger une galette d’orge, l’unique nourriture des ouvriers, et cesse vers quatre heures, au cri de tamam ! (fin), parti des tentes et joyeusement répété dans les chantiers. Ousta Hassan et Dor Ali prennent des mains de M. Babin le salaire quotidien, vérifient les comptes, palpent les krans et les remettent aux terrassiers réunis derrière les tentes. Dès lors chacun est libre. Les Dizfoulis regagnent le gabr, quelques ouvriers loris se retirent dans une cabane de roseaux voisine de nos tentes, M. Babin met à jour son carnet d’attachement, M. Houssay collectionne des insectes, Marcel et moi recommençons une visite minutieuse du champ de bataille.

Le soleil ayant séché les crevasses, nous pénétrâmes ce soir jusque dans les derniers replis de la plus profonde. Tout à coup un sanglier énorme, les défenses en arrêt, débuche de l’étroite galerie où nous sommes engagés. Le monstre me frôle de si près et me charge de si bon cœur, qu’il m’apparaît semblable à un colosse antédiluvien. Il gravit avec plus de calme l’escarpement de la crevasse ; je me retourne et puis apprécier la véritable grandeur de la bête puante. Armons les revolvers et reprenons la promenade interrompue. Les traces d’un guépard, empreintes sur la terre molle, nous conduisent à une tanière creusée dans les flancs du tumulus. Omoplates de moutons, ossements de chevaux ou de buffles, piquants de porcs-épics, s’étalent devant ce repaire. Les recoins de la caverne sont fouillés à coups de revolver ; elle est vide. Des lions authentiques tiennent parfois compagnie aux panthères et prélèvent chaque nuit la dîme royale sur les troupeaux des nomades. Le jour ils ne quittent guère la jungle située entre le Chaour et la Kerkha. C’est fort heureux pour Sliman et Mçaoud.

Les fauves ne peuplent pas seuls les alentours de Suse. Sur l’herbe verte se promènent, panache en l’air, des dorradjs au plumage foncé, dont les formes rappellent celles des francolins. Des perdrix, petites de taille, brunes de chair, passent si nombreuses, que le bruit de leurs ailes sifflantes réveille le souvenir lointain d’un train de chemin de fer, tandis que leurs légers escadrons tachent le ciel de nuages vivants. Moins légères sont les feuilles que chassent l’automne et les premiers frimas. Mais les voilà déjà perdues dans l’atmosphère bleue. Où vont les voyageuses ? Quels climats lointains les attirent ? En vertu de quelle loi éternelle traversent-elles de génération en génération cette plaine jadis bruyante, aujourd’hui abandonnée des hommes ?

Pourquoi interroger la nature ? « Notre esprit n’enfante que des atomes au prix de l’immensité des choses, » dit Pascal.

Aussitôt que les vapeurs du soir estompent la vallée, des vols de canards sauvages s’abattent, en criant, au milieu des ginériums, barbotent dans le marais et babillent avec les cigognes ou des geais verts plus semblables à des