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À SUSE.

pour dormir ses habits trempés de pluie. À quoi servirait de perdre son temps et sa peine en vaines récriminations ?

Je suis même surprise d’entendre les domestiques discuter gravement la position, les dimensions et les formes d’une cuisine construite avec des roseaux comme les capars loris. J’en viens presque à considérer nos gens comme de grands caractères : quel calme, quelle insouciance de tout bien-être, quelle force de volonté physique et morale ! Ils sont menteurs, voleurs, paresseux et le reste ; mais peuvent-ils résister aux mauvais exemples partis des sphères les plus hautes ?

Plus je fréquente le peuple persan, plus je me sens portée à lui tenir compte de ses incontestables vertus et à rendre les grands responsables de ses vices. Des gouverneurs il apprend que bien mentir est faire preuve de génie ; madakheliser (malverser) indique de l’adresse et de la prévoyance ; trembler au souffle du vent est un indice de sagesse ; s’humilier devant les forts, écraser les petits, une action louable si bien liée aux habitudes du pays, que chacun peut espérer la commettre un jour.

Pendant que je philosophe, la pluie devient de plus en plus lourde ; elle affaisse sous son poids les parois de la tente exposées au vent. La toile tient bon et ne se laisse pénétrer par aucune gouttière, mais à travers les fils s’établit un suintement capillaire. Il semble que, d’une main puissante, un géant soutienne une cloche d’eau suspendue au-dessus de nos têtes.

On ne montera pas la garde cette nuit.

Jamais, assure Dor Ali, les Arabes n’oseraient s’aventurer hors de leur campement. Des torrents dangereux pour les cavaliers et les piétons courent dans la plaine ; le ciel est si noir qu’on n’aperçoit pas les tentes à dix pas de distance, quand meurt au dedans la lumière qui les rend semblables à de gigantesques fanaux.

18 mars. — Le ciel subit une crise hivernale. Depuis quarante-huit heures, il pleut, il pleut sans trêve ni merci, et cependant les nuages sont toujours aussi sombres et aussi bas. Enveloppés de caoutchouc de la tête aux pieds, nous essayâmes de franchir le seuil de notre prison de toile ; cette tentative ne fut pas heureuse. Dix minutes ne s’étaient pas écoulées que nous regagnions notre asile semi-protecteur, les jambes mouillées jusqu’aux genoux, le corps confus de chutes dans les trous et les fondrières ouvertes par les eaux. Que faire ? Plier le dos devant l’orage et piétiner tout le jour un sol que les infiltrations ont rendu boueux.

Il serait inhumain de laisser nos gens sans abri : l’une des deux tentes leur a été concédée ; nous nous contenterons désormais d’un cône très aplati dont le diamètre mesuré sur le sol ne dépasse pas six mètres. Les objets susceptibles de se dégrader à la pluie nous disputent encore cet espace où l’on vit, on mange, on fume, on travaille et l’on dort. Quant à bouger, il n’y faut pas songer : seul un