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À SUSE.

24 mars. — N’était la pluie, les travaux marcheraient à souhait. Depuis trois jours et trois nuits, Jupiter tient grandes ouvertes les écluses des fleuves célestes. Le tonnerre gronde sans témoigner de lassitude, la foudre déchire la nue, des rafales de vent menacent d’enlever nos fragiles habitations. L’eau ruisselle de tous côtés, il n’est plus possible de s’en défendre ; des gouttières se forment à travers la toile des tentes pénétrée par cette pluie lourde et constante ; pliants, couvertures, vêtements sont à tordre. Nous vivons enveloppés de caoutchouc.

Les capars n’ont pas mieux supporté l’ouragan que nos maisons de toile : la cuisine s’est affaissée, la salle à manger dort couchée sur le flanc ; les communications avec les nomades sont interrompues, les vivres n’arrivent plus. On a tué un des moutons tuberculeux du mirza et… nous l’avons mangé.

La détresse ne sévit pas seulement dans notre camp. Hier une députation d’ouvriers demanda l’autorisation de présenter ses doléances à Marcel.

« Nous sommes sur le point de rendre l’âme, dit le leader de la troupe. Dix d’entre nous, partis depuis quatre jours afin de ramener un convoi de farine, auront été surpris par la pluie, puisqu’ils nous laissent sans pain et sans nouvelles. La rivière de Dizfoul roule des eaux torrentueuses, Chitan (Satan) lui-même ne saurait la passer. Qu’allons-nous devenir ? Tourmentes pareilles ne s’abattirent jamais sur le pays. À quel génie malfaisant peut-on les attribuer, si ce n’est à cette machine diabolique que vous examinez quand vous désirez la pluie ?

— De quelle machine parlez-vous ?

— De cette grosse montre ; du baroun saheb (maître de la pluie). Attachez donc l’aiguille, si vous n’êtes pas venu chez nous pour consommer la ruine des récoltes, la destruction des maisons, la noyade des bestiaux. »

Auriez-vous deviné qu’il s’agissait d’un baromètre anéroïde ?

Marcel expliqua le rôle de l’instrument, passif enregistreur des volontés suprêmes, et termina son allocution en recommandant à ses auditeurs de porter leur cause devant le trône d’Allah. « Pas plus que les autres Français, je ne commande aux éléments ; Dieu seul assemble les nuages et fait briller le soleil. »

La harangue était sans réplique ; mais, au lieu de causer science et théologie, il eût mieux valu introduire les plaignants sous nos tentes, leur montrer le sol boueux, les lits de camp, les couvertures et les habits mouillés, pour les convaincre des médiocres satisfactions que nous procure la pluie.

Afin de calmer les légitimes tiraillements d’estomacs en détresse, les entrepreneurs ont reçu d’avance le salaire de deux journées ; ils pourront ainsi acheter des dattes chez les nomades et retenir leurs hommes jusqu’au retour du beau temps.

Entre le cuisinier.

« Que préparerai-je aujourd’hui ? Il me reste encore du riz et de la farine, mais je