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À SUSE.

tête du second, entrèrent dans le fleuve, poussés par la tribu. Jamais je n’entendis concert si discordant. Jusqu’au moment où ils perdent pied, les animaux se contentent de hurler ; mais à peine sont-ils enveloppés par le courant, que les derniers venus, saisis d’épouvante, se séparent violemment de la queue de leurs confrères et rebroussent chemin, quitte à planter leurs longues jambes dans les berges molles, d’où l’on doit les dégager à la bêche. Comme ils doivent regretter leur poltronnerie et envier le sort des camarades plus vaillants occupés à paître l’herbe des Osmanlous ! Ne revenez jamais en arrière !

Après avoir escorté ces élèves indociles, les professeurs de natation saisirent un chapelet de moutons et eurent vivement raison de ces animaux pacifiques. Je ne parlerai pas des buffles : ils rendraient des points aux grenouilles. Le tour des bipèdes est venu. Tous traversent le fleuve sans même enlever leurs vêtements. Seules quelques mamans, très prudentes, donnent la main à des babys qui nagent mieux qu’ils ne marchent.

Une longue flamme brille sur le tumulus que nous abandonnâmes avant-hier. Nos jeunes camarades nous adressent un dernier salut. Adieu, Suse la déserte ! adieu, mes chers tumulus ! Bientôt mes yeux cesseront de vous apercevoir, montagnes factices où je souffris mille angoisses mêlées à des joies non pareilles. Je m’éloigne de vous le cœur plein de tristesse. Je m’étais identifiée avec le passé que vous représentez, je vivais d’une existence faite de rêve avec les Darius et les Xerxès, héros d’antan, amis qui ne pouvez m’être infidèles. Disparaissez, évanouissez-vous ; mais que le bonheur de retrouver le paradis perdu ne me fasse pas oublier le charme poétique de vos sentiers pierreux, les mystères adorables de votre solitude, les sublimes harmonies d’une nature que j’ignorais. À vous je dus la gloire de réveiller les morts. Je ne vous quitte pas tout entière. Quelques parcelles de mon âme restent accrochées à vos buissons.

Jamais je n’ai touché en un temps si court aux extrêmes limites du bonheur et du découragement. Deux liqueurs se sont mêlées dans la coupe que la Providence m’a offerte, l’une douce, l’autre amère. Mais, après les avoir épuisées, devrai-je goûter à la lie déposée au fond du vase, ou s’épanchera-t-elle au dehors ? Pourquoi mon cœur ne se complaît-il jamais dans le présent et s’efforce-t-il de percer les brouillards de l’avenir ?

Nous partirons à minuit. Avant l’aurore, la caravane atteindra un ruisseau d’eau saumâtre où les animaux pourront se désaltérer.

15 mai. — Voyagé toute la nuit dans une plaine désolée où ne croît ni un brin d’herbe ni une ronce. Dès huit heures du matin, la chaleur devient intolérable ; les chameaux s’accroupissent à chaque instant, tandis que les mulets pressent le pas, désireux d’atteindre l’eau superflue à leurs camarades.