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À SUSE.

Pour la troisième fois en moins d’un an j’ai traversé la mer Rouge, toujours aussi chaude et aussi humide ; pour la troisième fois j’ai revu les crêtes déchirées de Steamer-Point, ces rochers qui mirent leur front superbe dans les flots inconstants ; mais, grâce à Dieu, nous n’avons pas fait un long séjour au paradis de « l’Univers ».

Afin de hâter notre voyage et de nous éviter d’interminables transbordements, le ministère de la Marine avait mis une canonnière à la disposition de M. Dieulafoy. Depuis trois années le drapeau français ne s’était pas montré dans le golfe Persique ; aussi bien l’arrivée d’un bateau de guerre devait-elle témoigner de l’intérêt que notre gouvernement attachait au succès de la mission et à la sécurité de ses agents.

Un second motif militait en notre faveur. Sur la demande de Marcel, une action diplomatique se poursuivait au sujet des caisses indûment confisquées par les douaniers de la Sublime Porte. Dire qu’une solution satisfaisante était intervenue du premier coup serait altérer la vérité. Semblables aux pêcheurs trop mal outillés pour attirer les gros poissons qui mordent leur appât, les Turcs emploient la vigueur intellectuelle que le ciel leur mesure à noyer les adversaires puissants dans les eaux troubles de leur diplomatie. On discuta beaucoup, puis, comme on ne pouvait invoquer de précédent et que, dans les cas analogues, il n’est jamais question de droit de transit, le ministre des Affaires étrangères fut enfin autorisé à dégager la ménagerie de faïence en fourrière à Bassorah.

Mais ils sont bien loin de Constantinople les douaniers de Turquie d’Asie ! De quel droit les fonctionnaires de Stamboul priveraient-ils leurs subordonnés d’un juste bakhchich ! Sur les bords du Tigre, comme sur les rives du Bosphore, n’a-t-on pas harem, écurie, maison de ville et maison des champs ? Par quel miracle subviendrait-on à un train de vie de cinquante à soixante mille francs avec un traitement de trois mille, rarement payé ?

Chacun s’empressa de faire la sourde oreille. Le chef de la douane argua qu’il n’avait reçu aucun ordre de ses supérieurs hiérarchiques, bien qu’on eût adressé à notre consul, M. de Sarzec, une expédition officielle des firmans, et nos caisses continuent à se prélasser dans les bureaux de Bassorah. L’apparition du Scorpion hâtera la solution d’une affaire qui doit, l’honneur l’exige, se terminer sans délai.

Le lendemain de notre arrivée à Aden nous reprenions la mer.

La longue flamme des navires de guerre flottait à la tête du grand mât, le drapeau tricolore se déployait à l’arrière, la machine soufflait, les hommes viraient au cabestan en chantant une ronde bretonne, l’ancre noire s’accrochait sur les flancs blancs du navire, la sirène ronflait, et nous doublions l’un des montants de cette vaste porte qui met en communication la baie de Steamer-Point et la mer.

Le Scorpion est une canonnière longue de soixante mètres à peine, calant trois mètres cinquante. Elle est montée par un équipage de soixante-dix Bretons et