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À BORD DU SCORPION.

placée sous le commandement de mon compatriote le lieutenant de vaisseau de Chauliac.

Armés de superbes canons, de hotchkiss disposés à l’arrière, à l’avant, de chaque côté de la passerelle, et que l’on peut même hisser sur la hune de façon à balayer le pont des navires ennemis (Nelson périt d’un coup de feu tiré par un des gabiers qui, dans la marine à voile, occupaient ce poste élevé), ces petits bâtiments sont disposés pour ranger les côtes et remonter les grandes rivières où les bateaux de fort tonnage n’oseraient s’aventurer. Tout dans leur construction est sacrifié à l’armement, aux soutes, à l’emplacement de chaudières, néanmoins insuffisantes, car la vitesse normale ne dépasse pas six nœuds et la vitesse maximum neuf ou dix.

Une chambre, tour à tour salle à manger, salon, cabinet de travail, est réservée au commandant, qui veut bien nous y accueillir aux heures des repas. Le carré des officiers est minuscule. On ne le croirait pas au premier abord, et pourtant deux étrangers sont inlogeables dans un espace aussi parcimonieusement mesuré. Le ciel est beau, la mer calme comme un lac. Une toile clouée autour d’un cadre constitue une tente que l’on installe le soir à l’arrière. Elle nous abrite de l’humidité de la nuit sans cacher les étoiles scintillantes et la lune argentée. À l’aurore cet asile disparaît et le pont devient aussi libre et aussi propre que s’il n’avait jamais été habité par des messieurs. Le mal est que nous demeurons exposés tout le jour aux réverbérations lumineuses de la mer ensoleillée, et oisifs comme des lazaroni. J’appelle à mon secours Sophocle, Euripide, vieux amis qui devaient charmer les longues soirées de Suse, et pendant les entr’actes je tâche de prendre goût à la vie du bord.

Dans ma jeunesse j’admirais, palpitante, le cylindrage grinçant d’une grande route, les progrès d’une pile en rivière, les remblais et les déblais d’une voie ferrée ; plus tard je me pris d’une belle passion pour les vieux monuments des Achéménides, des Sassanides et des Sofis ; je m’intéresse aujourd’hui à l’exercice du canon et du fusil, à la manœuvre des hotchkiss ; je compatis à la douleur du second, privé de blanc de céruse pour badigeonner les bastingages ; je m’extasie devant un pont bien briqué, des aciers brillants, des cuivres soigneusement fourbis. Je vois lancer le loch et couler la poussière du sablier, cet emblème des tombeaux, bien digne de la grande ensevelisseuse sur laquelle le navire se balance ; je regarde hisser et carguer les voiles, dépasser les mâts de perroquet, larguer les écoutes, faire le point, régler les chronomètres, et d’un regard ravi je suis l’inspection dominicale, qui ne distrait que moi.

Il existe une lacune dans mon éducation : j’aurais voulu approfondir les mystères du loto maritime ; mais les officiers m’ont si bien empêchée d’entendre l’appel des numéros, que je n’ai pas jugé utile de pousser plus loin mes études nautiques.