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À SUSE.

1er novembre. — Le Scorpion vient d’entrer en rade de Mascate. Le vigoureux estomac de la machine a dévoré tout son approvisionnement de charbon et réclame de nouveaux aliments. Depuis plusieurs heures nous côtoyions falaises rougeâtres et crêtes déchirées, quand, aux rayons du soleil couchant, apparurent, sur le fond couperosé du ciel, des forts commis à la défense d’une profonde brisure. Quelques tours d’hélice et la brisure s’élargit. Entre deux grands bras de rochers s’ouvre une baie tranquille. Ses eaux vertes baignent les pieds d’une ville blanche, aux maisons percées d’innombrables fenêtres. Dans le lointain, un rideau de hautes montagnes ; à droite et à gauche, les silhouettes de fortifications flanquées de tours crénelées. En rade se balancent la coque blanche d’un navire anglais et un yacht portant le pavillon rouge de l’Imam ; les flancs de grosses felouques arabes laissent échapper par envolées les voix rauques de chanteurs accompagnées avec des battements de mains, ou les résonnances sourdes des peaux d’âne tendues sur des tambourins coniques.

L’étiquette maritime veut qu’un lieutenant de vaisseau du stationnaire anglais se mette à la disposition du commandement du Scorpion ; toujours selon les usages, on le remercie, il se retire, et un officier du même grade rend la visite cinq minutes plus tard.

L’entrée d’un navire français dans les eaux de Mascate est un événement. L’ancre n’est pas jetée, que les officiers reçoivent une invitation collective des membres du Mascate’s Lawn-tennis Club.

Où le cercle, cet établissement d’utilité publique, pourrait-il être placé, si ce n’est à l’ombre du consulat britannique, dont le pavillon lutte ouvertement avec l’étendard rouge de l’Imam ? Les Romains apportaient en pays conquis leur folle passion pour les jeux et jalonnaient d’arènes et de théâtres leurs courses à travers le monde ; nos voisins d’outre-Manche sèment sur leurs pas des crickets et des lawn-tennis. On n’a pas proclamé sans raison que le progrès est la loi de l’histoire !

En tout cas, je propose d’élever une haute statue à l’ingénieux inventeur d’une distraction assez goûtée de nos représentants diplomatiques ou consulaires pour les attacher à leur poste. Le drapeau tricolore est bien apparu, deux heures après notre arrivée, sur le faîte d’une maison ruinée ; mais d’agent, point. Faut-il l’aller chercher aux Indes, à Bender-Abbas, en France ? Chi lo sâ ?

C’est donc à l’agent anglais, doublé d’un marchand de charbon, que le commissaire du Scorpion doit acheter du combustible entre deux parties de cricket ; c’est encore ce fonctionnaire qui traitera la question bien autrement grave du salut de la mer à la terre et la réponse du berger à la bergère. L’Imam de Mascate revendique, paraît-il, vingt et un coups de canon, qui seront rendus selon les lois de la plus stricte étiquette.

Les Anglais ne sont pas les premiers Européens qui aient protégé l’État de