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À SUSE.

une langue, lingua franqua, qui est devenue l’idiome des transactions commerciales entre Mascate et les ports de la côte. On s’illusionnerait profondément si on la supposait, en raison de son titre, à la portée d’un Européen fraîchement débarqué.

Le bas peuple parle arabe, mais il s’exprime aussi en hindoustani et entend presque toujours le persan.

Il est très difficile d’évaluer la population d’une ville musulmane. Point de registres de l’état civil, point de contrôle légal de l’existence des femmes cachées dans le harem. Attribuons cinq cent mille sujets à l’Imam de Mascate, évaluons à soixante mille les gens de différentes nationalités vivant dans la capitale, et nous serons peut-être bien généreux ou bien avares. Mattrah aurait vingt mille âmes ; Sohar, port de mer situé au nord de Mattrah, neuf mille ; enfin Rostak, ancienne résidence de l’Imam, bâtie dans l’intérieur, se glorifierait d’une population comparable à celle de son heureuse rivale. À part ces villes, le pays ne possède aucun centre d’habitations stables. Les Arabes, nomades ici comme partout, s’installent l’hiver dans des huttes de feuillage, mais vivent le plus souvent sous la tente.

2 novembre. — La poudre française et celle de l’Imam luttent de résonance et de fumée. La baie est obscurcie. J’ai voulu visiter la batterie musulmane. Un escalier délabré conduit au sommet de la citadelle ; on ne saurait l’user davantage sans une permission spéciale. Je suis en règle. La porte s’ouvre, et je gravis les degrés entrecoupés de larges paliers qu’habitent, solitaires, de beaux moutons à l’engrais.

Où sont les verts pâturages, les herbes tendres, les ruisseaux limpides, l’ombre des babouls au feuillage délicat ? Pauvre Robin Mouton ! tu n’entends plus le chalumeau du pâtre ou la clochette de ton guide, le bélier aux longues cornes. L’odeur de la poudre, chère aux guerriers, a remplacé les senteurs des prairies ; tes pieds ne foulent plus les doux gazons ; tes ongles s’usent sur la dure pierre et l’on aiguise le couteau qui doit mettre un terme à ta triste existence. Pauvre Robin Mouton, es-tu assez mouton pour engraisser encore ?

L’escalier de la forteresse conduit d’abord à une terrasse où se prélassent six canons de noble origine. Ils virent le jour sur les rives du Tage, comme en témoignent les armoiries de la culasse. Ces pièces, pointées dans la direction du goulet, se chargent naturellement par la gueule. Gare au maladroit placé derrière elles à l’instant de l’explosion ! Les affûts de bois sont si vermoulus, le recul si irrégulier, qu’on ne sait où se blottir. Chaque salut coûte à l’Imam les jambes ou les bras de quelque servant, mais qu’importe !

« Périssent tous mes artilleurs plutôt que ma réputation de gentleman, » disait-il encore récemment. À leurs nobles pensées on reconnaît les grands hommes.

Les derniers degrés de l’escalier, puis une méchante échelle, conduisent à une