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À SUSE.

Mouillée de la tête aux pieds, il m’était indifférent de continuer le voyage par mes propres moyens, comme disent les marins.

Le kelekchi et son compère déchargent les cantines, placent l’embarcation sur leurs épaules et remontent assez haut vers l’amont pour s’en remettre au courant du soin de les ramener vers l’autre rive. Je demeure seule, séparée de mon mari par un fleuve large de plus de trois cents mètres, embarrassée d’armes trop nombreuses, commise à la garde de deux caisses précieuses. Instinctivement je surveille les alentours, j’interroge la profondeur de la jungle qui s’élève au delà du banc de gravier. Soudain les saules s’agitent : huit nomades apparaissent sur la grève déserte. Mon cœur se serre, un nuage passe devant mes yeux, mais il se dissipe rapidement. Je tourne la tête ; j’aperçois M. Houssay et M. Babin dirigeant les canons de leurs fusils vers le groupe qui s’avance, tandis que Marcel le suit de sa lorgnette, prêt à commander le feu. Tirées d’une aussi grande distance, les balles destinées à mes ennemis m’atteindront peut-être ?

J’ai posé les carabines chargées à portée de la main, armé mon revolver ; puis, prenant ma plus grosse voix : « J’ai quatorze balles à votre disposition : allez chercher six de vos amis ! »

Comme Mélingue eût été beau dans ce rôle !

Les Arabes m’ont regardée de travers et se sont brusquement arrêtés.

Trente minutes, trente siècles ! Enfin voici Marcel et Jean-Marie ! Ils n’avaient point accosté, que les nomades se repliaient derrière les saules. Jamais de ma vie je n’ai senti pareil isolement, jamais je n’ai eu conscience aussi nette d’un grand danger.

Mulets et bagages ayant passé le fleuve, MM. Babin et Houssay sont venus nous rejoindre. Quatre Beni-Laam — peut-être ceux que Marcel avait aperçus le matin — sortent aussitôt du bois, chargent les pèlerins demeurés sur la rive droite et se mettent en devoir de les ramener à l’état du père Adam… avant le péché. Les victimes poussent des cris désespérés. Je n’ai pas tourné la tête : Dizfoulis, mes amis, vous aimez à être battus ; grand bien vous fasse !

Une heure avant le coucher du soleil on sonnait le boute-selle, mais la nuit nous surprenait bientôt en plein lacis de fondrières boueuses. Les mulets glissaient, tombaient ; leurs maîtres perdaient un temps infini à les relever, et ils allaient échouer dans une autre mare vaseuse.

« Khater teriaki, hurlaient les tcharvadars, peder soukhta, mader costa ! batcha na dared ! (Mulet opiacé, fils d’un père qui brûle aux enfers, d’une mère… qui eut bien des faiblesses ! il est heureux que le ciel t’ait privé de postérité !) »

Vers dix heures nous arrivions au bord du Chaour, grossi comme la Kerkha par les pluies hivernales. Impossible, avec la nuit, de trouver un gué tortueux et peu fréquenté. Il fallut attendre le jour. La lune s’obscurcit, les nuages l’enveloppaient