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SUR LA RIVE GAUCHE DE LA KERKHA.

— Voyons, Djafar, ne te désole pas. Que crains-tu ? nous avons des armes ; n’es-tu pas un homme ?

— Non, Khanoum, je suis un muletier !… »

Je n’étais pas quitte des reproches qui devaient m’accabler. Marius assis sur les ruines de Carthage n’était pas plus sombre que Mahmoud auprès de sa marmite froide.

« Eh bien, le dîner ? En est-il question ce soir ?

— Le dîner ! je ne me fatiguerai pas à le préparer, ni vous à le goûter. Depuis deux jours nous n’avons plus un grain de riz. J’ai demandé au mollah de me vendre sa petite provision : « Elle n’engraissera pas des chiens de chrétiens ! » m’a-t-il répondu. Ne sachant où donner de la tête, je me suis adressé à Fellahyé : « Vends-moi le riz du mollah, je te l’achète. » Et il allait se le faire… céder, quand vous êtes intervenue. »

Mahmoud avait encore de la farine, l’eau ne manquait pas à la rivière. On a délayé l’une avec l’autre et posé cette colle sur la cendre chaude. Les poules qui picorent de petits graviers les entremêlent d’herbes et de vermisseaux : nous avons dû avaler notre pavé tout sec. Ce qu’il était lourd !

Cependant il s’agissait d’éviter une surprise. Trois arbres abandonnés sur la grève furent traînés au campement, on y mit le feu, et chacun à tour de rôle monta la garde. J’ai pris mon quart de minuit à trois heures ; la lune resplendissait claire, les étoiles brillaient ; rien de suspect, sinon le feuillage agité par la brise. Marcel entendit craquer des branches sèches et déchargea six coups de revolver dans le fourré. Le calme se rétablit. Dès l’aube il monta sur la falaise. Comme il atteignait la crête de l’escarpement, quatre cavaliers, sortis du bois, s’élançaient à toute vitesse dans la plaine.

13 décembre. Suse. — La matinée du 11 décembre s’est passée à suivre des yeux la confection du kelek libérateur. Enfin les outres sont pleines d’air, des branchages forment une claire-voie ; on y attache les flotteurs ; l’embarcation s’élance, pirouette sur elle-même et accoste le banc où les bagages ont été déposés depuis la pointe du jour.

Deux cantines contenant la moitié du trésor de la mission sont d’abord embarquées. Marcel s’assied sur l’une, je m’installe sur l’autre. En route !

« Le kelek est trop chargé ! il va couler ! Saheb, sautez ! » s’écrie le nautonier.

Marcel me jette son fusil et d’un bond atteint la grève. Le courant entraîne le radeau, et me voilà gagnant à travers les troncs d’arbres la terre de Chanaan. Nous échouons à vingt mètres de la berge ; le nautonier m’offre ses épaules, j’accepte ; mais, embarrassée de ma double artillerie, je me place mal et roule dans la rivière.