Page:Susejournaldes00dieu.djvu/72

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
56
À SUSE.

est actuellement soumis à l’autorité d’une autre femme de défunt Cheikh Djaber, qui vivait à Bassorah lors de mon premier voyage. Golab Khanoum est Kurde, mais parle correctement l’arabe et le persan. À l’inverse des femmes de Cheikh M’sel, de moins en moins élégantes, elle est mise avec recherche et porte les toilettes et les bijoux dus à la générosité de son vieil époux. La tête, serrée par un bandeau de soie noire à la mode de Bagdad, est couverte d’une calotte ornée de sequins. La taille est prise dans une double tunique : la première, de brocart violet à semis d’or ; la seconde, de soie blanche chargée de dessins cachemire. Ces deux vêtements, décolletés en cœur, découvrent une guimpe de gaze fermée par des boutons de rubis et descendent jusqu’à la cheville, perdue dans les bouffants d’un pantalon bleu pâle. Sur ce brillant costume est jeté l’aba de laine noire brodé de fils colorés.

Ceinture, pendeloques accrochées à la coiffure, bracelets et anneaux de jambes, bagues de pieds et de mains surchargées de pierreries, complètent la toilette.

Je n’ai découvert qu’une jolie femme dans le troupeau réuni sous mes yeux : Fathma Khanoum, sœur de Cheikh M’sel, grande fille à la taille élancée et aux traits élégants, mais à la physionomie trop placide. Les cheveux noirs, taillés en frange sur le front, forment deux grosses nattes sur les tempes ; une toque couverte de pièces d’or imbriquées disparaît en partie sous les plis légers d’une gaze noire qui vient s’enrouler autour du cou. La chemise de soie émeraude laisse apparaître un pantalon de brocart rouge lamé d’or. Sur la poitrine tintent des breloques d’argent enrichies de turquoises, des reliquaires contenant des amulettes, des cassolettes à parfums.

Les khanoums, assises autour d’un énorme fanal, jouaient une partie de cartes qui m’a paru avoir les plus grandes analogies avec l’innocente bataille. Les cartes étaient données trois par trois, les plus fortes l’emportaient. Les levées prenaient place sous le pied chargé de bagues de chacune des partenaires. Golab Khanoum m’assura qu’elle aurait mieux aimé me garder auprès d’elle, que de me voir aller à Suse, où m’attendent bien des misères. Elle m’eût appris l’arabe ; en échange de ses bons procédés, et afin de lui être agréable, j’aurais dû me raser les ongles jusqu’à la chair. Il n’est pas convenable de laisser croître cette corne blanche qui rappelle les griffes des animaux.

10 février. — La mission a quitté Felieh sur le vapeur de Cheikh M’sel. Marcel insista pour louer le Karoun, puis pour rembourser le prix du charbon. Le cheikh refusa la moindre rémunération : « Je ne fais pas de différence entre l’argent de mes amis et le mien, » répondit-il. Pareille générosité est bien rare en Orient.

Le navire descend le Chat-el-Arab, tourne à gauche, range Mohammereh et pénètre dans l’embouchure du Karoun. Comme son voisin, ce beau fleuve arrose une plaine qui, à droite et à gauche, s’étend toujours plate, tandis qu’elle est bornée