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À SUSE.

beaux messieurs et belles dames se succèdent sans relâche ni parapluie devant l’ouverture béante de l’étable où nous avons pris gîte.

Vers le soir, Sliman, un des chaouchs, arrive avec les bagages. À peine entré, il remplit la pièce de ses gémissements. Quelle détestable acquisition ! Alors que nous aurions besoin d’auxiliaires actifs pour nous débrouiller au milieu des caisses boueuses, préparer le thé, cuire le pilau quotidien et sécher une partie de nos vêtements, Sliman s’allonge dans le meilleur coin et laisse à ses maîtres l’honneur de le servir.

« Et ça se dit soldat ! soupire son collègue Mçaoud, tout en essayant d’allumer un feu rebelle. S’il était Kabyle comme moi, s’il avait dix-neuf ans de service, vingt-deux campagnes, sept blessures et s’il avait allé à Mixique !

— Tu es allé au Mexique ?

— En chemin de fer.

— Comment, en chemin de fer ?

— Eh oui !

— Où as-tu pris le train ?

— À Marsille.

— Où l’as-tu quitté ?

— À Mixique. »

Tel est Sliman ; tel est Mçaoud.

13 février. — L’honneur du Mixique, ayant abandonné un instant le gros de la caravane, est tombé au beau milieu d’un conciliabule de sangliers. Le mulet, épouvanté, se débarrassa de son maître et se sauva. Si les bêtes puantes eussent eu l’ombre d’une mauvaise intention, l’Algérie eût perdu un de ses plus vaillants défenseurs, et nous un serviteur qui nous a déjà valu plus d’ennuis qu’il n’est long.

Pour ma part, je ne puis pardonner à Mçaoud d’avoir fabriqué hier au soir un potage mixico-kabyle, où il a mis indistinctement un gigot de mouton et une partie des boyaux de la bête. Cette soupe nous avait paru bizarre, mais le combustible avec lequel elle avait été cuite — de la bouse de chameau — pouvait à la rigueur expliquer son arôme. Et puis nous avions faim, nous étions fatigués, il faisait nuit. Ce matin il m’est échu une boule entourée d’une enveloppe blanche et graisseuse. Je l’ai déchirée a belles dents sans descendre de cheval ; dès la première bouchée je me suis déclarée pleinement satisfaite : mon lot contenait la preuve indiscutable que le mouton préparé par notre chef improvisé n’était pas mort de la famine et se nourrissait d’herbes sèches et dures. Nul d’entre nous ne s’est senti le cœur d’achever le déjeuner ; quand les cris de Mçaoud ont retenti, nous avons pu suivre la chasse le cœur joyeux et l’estomac léger. Les goraz ont pris la fuite