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PASSAGE DU KAROUN.

engluées de boue et les harnachements des animaux eurent été jetés au fond de l’embarcation, les bateliers saisirent la longe des chevaux considérés comme les plus dociles ou les meilleurs nageurs et poussèrent au large. Les animaux nagèrent avec ardeur, luttèrent contre le courant, et entraînèrent vers la berge opposée le bateau que leurs efforts avaient empêché d’aller à la dérive. Puis il s’agit, terrible besogne, de pousser les mulets dans le Karoun.

Cheikh M’sel nous a donné une escorte de dix cavaliers, placés sous les ordres de Cheikh Faharan, esclave noir qu’il paya tout enfant deux mille quatre cents francs et promut récemment général de ses troupes. Le singulier bonhomme ! Avec quelle étourdissante dignité il abandonne sa patte enfumée aux baisers d’une foule idolâtre et daigne abaisser ses regards sur le commun des mortels ! Le général relève sa robe bien au-dessus des cuisses, se laisse glisser de sa monture, et, comme un chef doit payer de sa personne dans les circonstances critiques, il court le marais, ramène les chevaux affolés, les précipite dans la rivière, s’efforce de les y maintenir, hurle, exécute des moulinets avec les bras et les jambes, lance des paquets de boue, à destination des quadrupèdes,… sur ses voisins, et se démène comme un vrai diable tombé dans la vase bénite. Coups de fouet, encouragements, invocations à Allah s’entre-croisent et s’entre-nuisent. Bref, nous fussions restés sur la rive s’il ne s’était rencontré une belle âme de jument, car il se trouve de belles âmes même dans l’espèce chevaline, qui, prise de pitié pour ses maîtres, ne se fût décidée à sauver leur honneur. La brave bête s’est jetée à l’eau, et messieurs les chevaux ont suivi leur conductrice.

Cheikh Faharan n’est pas le seul capitaine dont le grand fleuve de l’Arabistan ait consacré la renommée.

Bend-Akhil fut de tout temps une position stratégique de premier ordre. D’importants tumulus, disséminés autour du village, désignent encore l’emplacement d’une grande cité abandonnée. C’est en amont de ce point qu’Eumène et Antigone se disputèrent l’empire d’Orient et le trésor de Suse. Je crois être la première à signaler l’emplacement précis de ce champ de bataille célèbre. La disposition des lieux et l’étude des opérations militaires conduites par les successeurs d’Alexandre ne laissent aucun doute à cet égard.

Les habitants de Bend-Akhil sont taillés sur le modèle des statues antiques. Les femmes enroulent de grands voiles indigo sur leur chemise rouge, se parent d’anneaux d’argent, de colliers et de bracelets d’ambre ou de corail. Accroché au turban de laine bleu, pend un chapelet de pierres de couleur, terminé par une monnaie d’argent à l’effigie de Marie-Thérèse. Les hommes, vêtus d’un pagne noué sur les reins, sont vigoureux et bien découplés.

Malgré la pluie qui fait rage au dehors et tombe en larges gouttes au dedans,