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À SUSE.

Les familles des citadins sont toutes dans le même cas. Que dis-je ! chez la plupart d’entre elles la misère vient s’ajouter à tant d’infortunes.

En sortant de l’andéroun, j’ai accompagné Marcel chez Hadji Seïd Houssein, grand pontife de l’Arabistan. La maison du patriarche était entourée d’un bataillon de curieux ou de dévots. Nous entrons dans une cour. Au nord s’élève un talar couvert d’une voûte rappelant les voussures ogivales de nos chapelles gothiques. Cette salle est béante sur une de ses faces : on ne connaît pas l’usage des vitres à Chouster, et les pièces où l’on dort, même au cœur de l’hiver, n’ont d’autres fermetures que de légers volets. Un lustre de verre, vieil héritage de famille, décore la voûte ; sur le sol sont étendus de grands tapis de feutre fauve recouverts de bandes d’étoffe de coton blanc et bleu fabriquées dans le pays. Au dehors du talar, se groupe une foule compacte. Elle s’écrase, mais demeure silencieuse, tant elle respecte la maison hospitalière où pénètrent indifféremment riches bourgeois, et loqueteux sordides, dont les guenilles abritent des parasites que la sainteté du lieu ne semble pas encourager à garder la diète.

L’assistance s’agite et donne passage à un homme d’une quarantaine d’années, coiffé d’un énorme turban bleu, vêtu d’un aba noir. Malgré son apparente vigueur, il tient la haute canne emblématique de la royauté achéménide, que portent de nos jours les grands dignitaires du clergé chiite.

Le nouveau venu s’assied grave et solennel, et, après les salutations d’usage, affirme que la mission n’aura pas à se plaindre de ses subordonnés. Cheikh Taher de Dizfoul calmera l’émoi que pourrait provoquer l’installation des chrétiens dans le voisinage du tombeau de Daniel. Sur ces paroles, murmurées d’une voix sourde, nous allions lever la séance, quand la foule s’écarte de nouveau devant un seïd à barbe blanche, appuyé sur les épaules de deux jeunes gens. Le peuple, saisi d’une ineffable émotion, se précipite, baise avec la plus profonde vénération les mains et les habits du vieillard ; d’enthousiastes frémissements saluent Hadji Houssein, le protecteur des pauvres et des humbles, l’homme qui tant de fois plaida et gagna la cause des malheureux devant les gouverneurs de la province. Nul mieux que le chef de la noblesse religieuse de l’Arabistan ne s’est incarné dans le rôle de défenseur des opprimés.

Hadji Houssein, affligé d’un asthme suffocant, gagne sans le souffle l’extrémité du talar. La première fatigue passée, il raconte avec d’innombrables détails l’histoire de ses souffrances et, plein de confiance dans la science des Européens, demande un remède aux maux dont ses quatre-vingts ans l’ont comblé.

Dès l’instant où le seïd tient en main une ordonnance anodine, il se désintéresse de tout et de tous et, l’œil atone, abandonne la parole à son fils aîné.

Sur-le-champ la conversation tourne court.