Page:Swift - Gulliver, traduction Desfontaines, 1832.djvu/119

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moi de paraître aussi misérable aux yeux de la nation parmi laquelle je me trouvais alors, qu’un Lilliputien le serait parmi nous ; mais je regardais cela comme le moindre de mes malheurs ; car on remarque que les créatures humaines sont ordinairement plus sauvages et plus cruelles à raison de leur taille ; et, en faisant cette réflexion, que pouvais-je attendre, sinon d’être bientôt un morceau dans la bouche du premier de ces barbares énormes qui me saisirait ? En vérité, les philosophes ont raison quand ils nous disent qu’il n’y a rien de grand ou de petit que par comparaison. Peut-être que les Lilliputiens trouveront quelque nation plus petite, à leur égard, qu’ils me le parurent ; et qui sait si cette race prodigieuse de mortels ne serait pas une nation lilliputienne par rapport à celle de quelque pays que nous n’avons pas encore découvert ? Mais, effrayé et confus comme j’étais, je ne fis pas alors toutes ces réflexions philosophiques.

Un des moissonneurs, s’approchant à cinq toises du sillon où j’étais couché, me fit craindre qu’en faisant encore un pas, je ne fusse écrasé sous son pied, ou coupé en deux par sa faucille ; c’est pourquoi, le voyant près de lever le pied et d’avancer, je me mis à jeter des cris pitoyables, et aussi forts que la frayeur dont j’étais saisi me le put permettre. Aussitôt le géant s’ar-