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HISTOIRE D’UN GOUJON

Quand l’eau redevint froide et qu’il se mit à tomber des graines blanches qui fondent, j’étais déjà fort, j’allais partout, je visitais les remous, je me cachais sous les herbes qui pendent dans l’eau, là où les mouches se posent, et j’étais fier de mes écailles d’argent.

L’hiver fut triste. J’avais moins faim. Je dormais longtemps sans bouger, engourdi par le froid.

Au printemps, le ruisseau devint grognon et sale. Il charroyait des branches cassées, des feuilles jaunies, de la mousse, arrachées aux rives par les eaux gonflées. Il y avait beaucoup de larves et je mangeais plein mon ventre. Je connus nombre de petits poissons.

Souvent nous nous réunissions par bandes pour jouer et chasser. Dans ces courses il m’arrivait de rencontrer de gros poissons, et, bien que de ma famille, — je les reconnaissais par leur couleur, — ils étaient méchants et me mordaient.

J’appris ainsi que tout ce qui est plus gros que soi est méchant, et qu’il faut se cacher dans le creux des rochers quand une ombre passe. Pourtant, d’instinct, je me mis à mordre, moi aussi, les plus petits qui passaient à portée de mon bec.