Page:Tacite - Œuvres complètes, traduction Burnouf, 1863.djvu/705

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La multitude aussi, et ce peuple qu’occupent d’autres intérêts, vint souvent à sa maison, s’entretint de lui sur les places, dans les réunions publiques ; et personne n’apprit la mort d’Agricola ou avec joie, ou comme une nouvelle qu’on oublie aussitôt. Elle excitait une compassion d’autant plus vive, qu’un bruit accrédité l’attribuait au poison. Je ne puis rien affirmer avec certitude : au reste, pendant toute sa maladie, Domitien l’envoya visiter, plus souvent qu’il n’est ordinaire aux princes, et par les premiers de ses affranchis, et par ses médecins les plus affidés : était-ce sollicitude, ou espionnage ? Le jour fatal même, on sut que des coureurs disposés sur la route lui annonçaient de moments en moments les progrès de l’agonie, et personne ne s’imagina qu’il eût hâté à ce point une nouvelle qui l’aurait affligé. Toutefois il montra dans ses sentiments et sur son visage l’apparence de la douleur ; tranquille maintenant sur l’objet de sa haine, et plus habile à dissimuler sa joie que sa crainte. Il paraît certain qu’à la lecture du testament par lequel Agricola donnait Domitien pour cohéritier à la meilleure des épouses et à la plus tendre des filles, il se réjouit de cette disposition comme d’un hommage et d’une marque d’estime : étrange aveuglement d’un esprit corrompu par de continuelles adulations ! il ne voyait pas que les bons pères ne font héritiers que les mauvais princes.

XLIV. Agricola était né sous le troisième consulat de Caïus César, le jour des ides de juin ; il mourut dans sa cinquante-sixième année, le dix des kalendes de septembre, sous les consuls Colléga et Priscus. Si la postérité veut aussi connaître son extérieur, sa taille était bien proportionnée sans être haute ; rien dans son regard qui inspirât la crainte ; sa physionomie était plutôt gracieuse : tous ses traits annonçaient l’homme de bien ; on aimait à y reconnaître le grand homme. Quoique enlevé à un âge où la moitié de la vie est à peine achevée, il a fourni, quant à la gloire, la plus longue carrière. Il possédait la plénitude des vrais biens, qui résident dans la vertu ; et, après les honneurs du consulat et du triomphe, quelles grandeurs pouvait encore lui garder la fortune ? Ses richesses, sans être immenses, suffisaient à son rang. Laissant sa fille et sa femme pleines de vie, sa réputation florissante, n’ayant rien souffert jusque-là ni dans sa dignité, ni dans ses alliances et ses amitiés, ne pourrait-on pas le féliciter même de s’être sauvé de l’avenir ? Car, s’il ne lui fut pas donné de vivre assez pour voir les beaux jours de ce siècle fortuné et