Page:Tacite - Œuvres complètes, traduction Burnouf, 1863.djvu/72

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aux blessés. Pline[1], historien des guerres de Germanie, rapporte qu’elle se tint à la tête du pont, adressant aux légions, à mesure qu’elles passaient, des éloges et des remerciements. Ces actes furent profondément ressentis par Tibère. Selon lui, « tant de zèle n’était point désintéressé, et l’on enrôlait contre un autre ennemi que le barbare. Quel soin resterait donc aux empereurs, si une femme faisait la revue des cohortes, approchait des enseignes, essayait les largesses ? Comme si ce n’était pas assez se populariser que de promener en habit de soldat le fils d’un général, et de donner à un César le nom de Caligula ! Déjà le pouvoir d’Agrippine était plus grand sur les armées que celui des lieutenants, que celui des généraux : une femme avait étouffé une sédition contre laquelle le nom du prince avait été impuissant. » Séjan envenimait encore et aggravait ces reproches, semant, dans une âme qu’il connaissait à fond, des haines qui couveraient en silence, pour éclater quand l’orage serait assez grossi.

LXX. Cependant Germanicus, afin que sa flotte voguât plus légère parmi les bas-fonds ou s’échouât plus doucement à l’instant du reflux, débarqua la seconde et la quatorzième légions, et chargea Vitellius de les ramener par terre. Vitellius marcha d’abord sans obstacle sur une grève sèche ou à peine atteinte par la vague expirante. Bientôt, poussée par le vent du nord, une de ces marées d’équinoxe, où l’Océan s’élève à sa plus grande hauteur, vint assaillir et rompre nos bataillons. La terre se couvre au loin : mer, rivages, campagnes, tout présente un aspect uniforme. On ne distingue plus les fonds solides des sables mouvants, les gués des abîmes. Le soldat est renversé par la lame, noyé dans les gouffres, heurté par les chevaux, les bagages, les corps morts, qui flottent entre les rangs. Les manipules se confondent ; les hommes sont dans l’eau tantôt jusqu’à la poitrine, tantôt jusqu’au cou ; quelquefois, le sol manquant sous leurs pieds, ils sont engloutis ou dispersés. C’est en vain qu’ils s’encouragent de la voix et luttent contre les vagues. Le brave n’a aucun avantage sur le lâche, le sage sur l’imprudent, le conseil sur le hasard : tout est enveloppé dans l’inévitable tourmente. Enfin Vitellius parvint à gagner une éminence, où il rallia son armée. Ils y passèrent la nuit, sans provisions, sans feu, la plupart nus ou le corps tout meurtri, non moins à plaindre que des malheureux en-

  1. Pline l’Ancien.