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Page:Tacite - Œuvres complètes, traduction Burnouf, 1863.djvu/741

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surcroît une foule de clients, les tribus, les députations des villes municipales, une partie de l’Italie, venaient soutenir l’accusé en péril ; alors que, dans la plupart des affaires, le peuple romain se croyait intéressé lui-même au jugement qui serait prononcé. On sait assez avec quel concours de la ville entière furent accusés et défendus Cornélius, Scaurus, Milon, Bestia, Vatinius : il n’est pas de si froid orateur dont la lutte seule des affections populaires n’eût pu animer et enflammer le génie. Aussi les discours auxquels ces procès donnèrent lieu sont restés, et leurs auteurs n’ont pas de plus beaux titres oratoires.

XL. « Et cette tribune ouverte à de continuelles harangues, et ce droit reconnu d’attaquer les hommes les plus puissants, et cet empressement à rechercher de glorieuses inimitiés (empressement tel, que la plupart des habiles n’épargnaient pas même un Scipion, un Sylla, un Pompée, et que des histrions, qui connaissaient bien la nature de l’envie, se servaient des oreilles du peuple pour adresser l’outrage aux premiers de l’État), combien toutes ces choses réunies ne devaient-elles pas échauffer l’âme et animer l’enthousiasme des orateurs ? Nous ne parlons pas ici d’un art oisif et pacifique, ami de la probité et de la modération. L’éloquence vraiment grande, vraiment frappante, est fille de cette licence qu’on appelait follement liberté. C’est la compagne des séditions, l’aiguillon des fureurs populaires. Incapable d’obéissance et de subordination, opiniâtre, téméraire, arrogante, ce n’est pas dans une société bien constituée qu’elle peut prendre naissance. De quel orateur lacédémonien ou crétois avons-nous jamais entendu parler ? or Lacédémone et la Crète sont renommées par la sagesse de leur discipline et la sévérité de leurs lois. Nous ne connaissons non plus d’éloquence ni en Macédoine, ni en Perse, ni chez aucune nation qui ait été soumise à un gouvernement régulier. Rhodes eut quelques orateurs, Athènes en eut un grand nombre : c’est que le peuple pouvait tout, que les ignorants pouvaient tout, que tout le monde, pour ainsi dire, pouvait tout. Rome aussi, tant qu’elle flotta sans direction ; tant qu’elle se consuma dans les querelles de parti, les dissensions, les discordes ; tant qu’il n’y eut ni paix dans le Forum, ni accord dans le sénat, ni régie dans les jugements; ni respect pour les supérieurs, ni limite fixe à l’autorité des magistrats, Rome enfanta sans nul doute une éloquence plus vigoureuse, comme un champ que n’a pas dompté la culture