Page:Tailhade - Discours pour la paix.djvu/23

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

chante, le sombre moraliste juge la nature humaine à travers son humeur qui n’a rien de sympathique ou d’indulgent. Caricaturiste sans pair, il campe comme Hoggarth, son contemporain, des figures chimériques et véritables, d’une laideur profonde et repoussante, n’appartenant plus, dirait-on, à l’espèce humaine que par le vice et la difformité. Swift lui-même, avec son nez d’oiseau de proie, ses lèvres mordantes et pincées, peut dire comme Richard III, dans Shakespeare : « J’ai, dès le ventre de ma mère, été brouillé avec l’amour » (P. de Saint-Victor). Jamais la nature humaine, la volupté, l’héroïsme, la grâce et la jeunesse n’ont été plus cruellement bafouées que dans ce terrible Gulliver. Le doyen de Saint-Patrick ravale au-dessous de la bête l’homme civilisé. Il dégrade ses passions, rabat ses entousiasmes, déshonore sa beauté. À Lilliput, deux factions divisent le royaume et le maintiennent en état de guerre depuis les temps immémoriaux. L’une affirme qu’il convient d’entamer les œufs à la coque par le gros bout, l’autre par le petit. Gros-boutiens et petits-boutiens combattent, s’égorgent, s’entredévorent sans pitié. Grands à peine comme la main, ces insectes n’ignorent aucun raffinement de la méchanceté guerrière : sièges, camisades, embûches, trahisons, attaques nocturnes et batailles rangées, ils mettent à se détruire la même fureur et la même conscience que les peuples normaux. Leur petitesse n’amoindrit pas leur inhumanité. Caricature, soit, mais combien véridique !

L’infiniment petit monstrueux et féroce

Et dans la goutte d’eau les guerres du volvoce

           Contre le vibrion


ne sont ni moins stupides, ni moins cruels, ni moins abjects que l’homme rêvant d’accroître la misère humaine pour conquérir un lambeau de pouvoir, une parcelle infime de territoire en un coin de l’univers, pareil, disait Sénèque, à la fourmi qui disputerait un tas de boue.

À l’évocation misanthropique de Lilliput, à la boutade amère du dean Swift, les temps modernes ont répliqué par un appel enthousiaste à la fraternité des peuples, à l’union de toutes les races dans un durable et magnanime concert. Les poètes et les économistes, unis pour exécrer la guerre, ont appelé d’un