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LE RÉGIME MODERNE


« il n’y a que moi qui, par ma position, sache ce que c’est que le gouvernement. » Dans ce domaine, et sur tout le pourtour indéfini de ce domaine, très loin, aussi loin que peut porter sa vue perçante, aucune pensée indépendante ne doit se former ni surtout se produire.

En particulier, la science première et directrice, l’analyse de l’esprit humain, poursuivie selon la méthode et d’après les exemples de Locke, Hume, Condillac et Destutt de Tracy, l’idéologie est proscrite. « C’est à l’idéologie[1], dit-il, à cette ténébreuse métaphysique qui, en recherchant avec subtilité les causes premières, veut sur ces bases fonder la législation des peuples, au lieu d’approprier les lois à la connaissance du cœur humain et aux leçons de l’histoire, qu’il faut attribuer tous les malheurs de notre belle France. » En 1806, M. de Tracy, ne pouvant imprimer en France son Commentaire sur l’Esprit des lois, l’envoie au président des États-Unis, Jefferson, qui le traduit en anglais, le publie

  1. Welschinger, la Censure sous le premier Empire, 440 (Paroles de Napoléon au Conseil d’État, 20 décembre 1812). — Merlet, Tableau de la littérature française de 1800 à 1815, I, 128. M. Royer-Collard venait de faire à la Sorbonne, devant trois auditeurs, sa première leçon contre la philosophie de Locke et de Condillac (1811). Napoléon, ayant lu cette leçon, dit le lendemain à Talleyrand : « Savez-vous, monsieur le Grand Électeur, qu’il s’élève dans mon université une nouvelle philosophie très sérieuse…, qui pourra bien nous débarrasser tout à fait des idéologues, en les tuant sur place par le raisonnement ? » — Informé de cet éloge, M. Royer-Collard dit à quelques amis : « L’empereur se méprend : Descartes est plus intraitable au despotisme que ne le serait Locke ».