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LE RÉGIME MODERNE


générale. Sur les carrières et la concurrence, sur les affaires, l’argent, le ménage et le budget domestique, sur la dépense qui doit toujours être équilibrée par la recette, sur la recette qui presque toujours est le prix courant d’un travail accepté et d’un assujettissement subi, sur les intérêts puissants, pressants, personnels qui tout à l’heure vont le prendre au collet, et peut-être à la gorge, sur l’effort continu, le calcul incessant, le combat quotidien qui, dans la société moderne, composent la vie d’un homme ordinaire, on lui a ôté les moyens de s’instruire, le contact des hommes vivants et divers, les images que la sensation de ses yeux et de ses oreilles aurait imprimées dans sa cervelle. Ces images sont les seuls matériaux d’une conception correcte et saine ; par elles, spontanément et graduellement, sans trop de déceptions ni de heurts, il se serait figuré la vie sociale telle qu’elle est, ses conditions, ses difficultés et ses chances : il n’en a pas le sentiment, ni même le pressentiment. En toute affaire, ce que nous appelons le bon sens n’est jamais qu’un résumé involontaire et latent, le dépôt persistant, solide et salutaire qui se fait en nous après beaucoup d’impressions directes ; à l’endroit de la vie sociale, on l’a privé de ces impressions directes, et le précieux dépôt n’a pu se former en lui. — Avec ses professeurs, il n’a presque jamais conversé ; quand ils l’ont entretenu, c’était de choses impersonnelles et abstraites, langues, littératures et mathématiques. Avec ses maîtres d’étude, il n’a guère parlé, sauf pour contester une injonction ou gronder tout haut contre une réprimande.