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LA STRUCTURE DE LA SOCIÉTÉ


taires », chacun dans un lieu différent, chacun exerçant dans plusieurs seigneuries et sous divers titres, tous ambulants, tous s’entendant comme fripons en foire, et se réunissant au cabaret pour y instrumenter, plaider et juger. Parfois, pour faire une économie, le seigneur confère le titre à l’un de ses fermiers : « À Hautemont, dans le Hainaut, c’est un domestique qui est procureur fiscal. » Plus souvent il commet quelque avocat famélique de la petite ville voisine, avec des gages « qui ne suffiraient pas à le faire vivre une semaine ». Celui-ci se dédommage sur les paysans. Rôles de chicane, longueurs et complications voulues de la procédure, vacations à trois livres l’heure pour l’avocat, à six livres l’heure pour le bailli : l’engeance noire des sangsues judiciaires suce d’autant plus âprement qu’elle est plus nombreuse sur une proie plus maigre, et qu’elle a payé le privilège de sucer[1]. — On devine l’arbitraire, la corruption, la négligence d’un pareil régime. « L’impunité, dit Renauldon, n’est nulle part plus grande que dans les justices seigneuriales… Il ne s’y fait aucune recherche des crimes les plus atroces » ; car le seigneur craint de fournir aux frais d’un procès criminel, et ses juges ou procureurs ont peur de n’être pas payés de leurs procédures. Au reste, sa geôle est souvent une

  1. Archives nationales, H, 614 (Mémoire par René de Hauteville, avocat au Parlement, Saint-Brieuc, 5 octobre 1776). En Bretagne, le nombre des justices seigneuriales est immense, et les plaideurs sont obligés de passer par quatre ou cinq juridictions avant d’arriver au Parlement. « Où exerce-t-on la justice ? C’est au cabaret, à la taverne, où, dans le sein de l’ivresse et de la crapule, le juge vend la justice à qui paye plus. »