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LA STRUCTURE DE LA SOCIÉTÉ


engorgé et douloureux ; c’est ici que l’abcès public a sa pointe, et c’est ici qu’il crèvera.

VI

Juste et fatal effet du privilège que l’on exploite à son profit au lieu de l’exercer au profit d’autrui. Qui dit sire ou seigneur, dit « le protecteur qui nourrit, l’ancien qui conduit[1] » ; à ce titre et pour cet emploi, on ne peut lui donner trop, car il n’y a pas d’emploi plus difficile et plus haut. Mais il faut qu’il le remplisse ; sinon, au jour du danger, on le laisse là. Déjà, et bien avant le jour du danger, sa troupe n’est plus à lui ; si elle marche, c’est par routine ; elle n’est qu’un amas d’individus, elle n’est plus un corps organisé. Tandis qu’en Allemagne et en Angleterre le régime féodal conservé ou transformé compose encore une société vivante, en France son cadre mécanique n’enserre qu’une poussière d’hommes. On trouve encore l’ordre matériel ; on ne trouve plus l’ordre moral. Une lente et profonde révolution a détruit la hiérarchie intime des suprématies acceptées et des déférences volontaires. C’est une armée où les sentiments qui font les chefs et les sentiments qui font les subordonnés ont disparu ; les grades sont marqués sur les habits et ne le sont plus dans les consciences ; il lui manque ce qui fait une armée solide, l’ascendant légitime des officiers, la confiance justifiée

  1. Lord, en vieux saxon, signifie « celui qui nourrit ». Seigneur, en Latin du moyen âge, signifie « l’ancien », le chef du troupeau.