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LA STRUCTURE DE LA SOCIÉTÉ


délaisse. « Il n’y a pas dans le royaume, dit le marquis de Mirabeau, une seule terre un peu considérable dont le propriétaire ne soit à Paris, et conséquemment ne néglige ses maisons et ses châteaux[1]. » Les grands seigneurs laïques ont leur hôtel dans la capitale, leur entresol à Versailles, leur maison de plaisance dans un cercle de vingt lieues ; si de loin en loin ils visitent leurs terres, c’est pour y chasser. Les quinze cents abbés et prieurs commendataires jouissent de leurs bénéfices comme d’une ferme éloignée. Les deux mille sept cents grands vicaires et chanoines de chapitre se visitent et dînent en ville. Sauf quelques hommes apostoliques, les cent trente et un évêques résident le moins qu’ils peuvent ; presque tous nobles, tous gens du monde, que feraient-ils loin du monde, confinés dans une ville de province ? Se figure-t-on un grand seigneur, jadis abbé brillant et galant, maintenant évêque avec cent mille livres de rente et qui volontairement s’enterre pour toute l’année à Mende, à Condom, à Comminges, dans une bicoque ? La distance est devenue trop grande entre la vie élégante, variée, littéraire du centre, et la vie monotone, inerte, positive de la province. C’est pourquoi le grand seigneur qui sort de la première ne peut entrer dans la seconde ; il reste absent, au moins de cœur.

Sombre aspect que celui d’un pays où le cœur cesse de pousser le sang dans les veines. Arthur Young, qui parcourut la France de 1787 à 1789, s’étonne d’y trouver

  1. Traité de la population, 108 (1756).