Page:Taine - Les Origines de la France contemporaine, t. 2, 1910.djvu/128

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
112
L’ANCIEN RÉGIME


arrêtés que sur des salons et des palais, le jardin naturel à des hommes qui ne s’étaient jamais promenés qu’entre des charmilles tondues et des plates-bandes rectilignes, la campagne, la solitude, la famille, le peuple, les plaisirs affectueux et simples à des citadins lassés par la sécheresse du monde, par l’excès et les complications du luxe, par la comédie uniforme que, sous cent bougies, ils jouaient tous les soirs chez eux ou chez autrui[1]. Des auditeurs ainsi disposés ne distinguent pas nettement entre l’emphase et la sincérité, entre la sensibilité et la sensiblerie. Ils suivent leur auteur, comme un révélateur, comme un prophète, jusqu’au bout de son monde idéal, encore plus pour ses exagérations que pour ses découvertes, aussi loin sur la route de l’erreur que dans la voie de la vérité.

Ce sont là les grandes puissances littéraires du siècle. Avec des réussites moindres, et par des combinaisons de toute sorte, les éléments qui ont formé les talents principaux forment aussi les talents secondaires : au-dessous de Rousseau, les écrivains éloquents et sensibles, Bernardin de Saint-Pierre, Raynal, Thomas, Marmontel, Mably, Florian, Dupaty, Mercier, Mme de Staël ; au-dessous de Voltaire, les gens d’esprit vif et piquant, Duclos, Piron, Galiani, le président de Brosses, Rivarol, Chamfort, et, à parler exactement, tout le monde. Chaque fois qu’une veine de talent, si mince qu’elle soit, jaillit

  1. Description du soleil levant dans Émile, de l’Élysée (un jardin naturel dans la Nouvelle Héloïse. — Voyez surtout dans Émile, fin du livre IV, les plaisirs de Rousseau s’il était riche.