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LA PROPAGATION DE LA DOCTRINE


de terre, c’est pour propager, porter plus avant la doctrine nouvelle ; on trouverait à peine deux ou trois petits ruisseaux qui coulent en sens contraire, le journal de Fréron, une comédie de Palissot, une satire de Gilbert. La philosophie s’insinue et déborde par tous les canaux publics et secrets, par les manuels d’impiété, les Théologies portatives et les romans lascifs qu’on colporte sous le manteau, par les petits vers malins, les épigrammes et les chansons qui chaque matin sont la nouvelle du jour, par les parades de la foire[1] et les harangues d’académie, par la tragédie et par l’opéra, depuis le commencement jusqu’à la fin du siècle, depuis l’Œdipe de Voltaire jusqu’au Tarare de Beaumarchais. Il semble qu’il n’y ait plus qu’elle au monde ; du moins elle est partout et elle inonde tous les genres littéraires ; on ne s’inquiète pas si elle les déforme, il suffit qu’ils lui servent de conduits. En 1765, dans la tragédie de Manco-Capac[2], « le principal rôle, écrit un contemporain, est celui d’un sauvage qui débite en vers tout ce que nous avons lu épars dans l’Émile et le Contrat social sur les rois, sur la liberté, sur les droits de l’homme, sur l’inégalité des conditions ». Ce vertueux sauvage sauve le fils du roi sur lequel un grand-prêtre levait le poignard, puis, désignant tour à tour le grand-prêtre et lui-même, il s’écrie : « Voilà l’homme

  1. Voyez déjà dans Marivaux (La double Inconstance) la satire de la cour, des courtisans et du grand monde gâté, opposé aux petites gens qui ont conservé la bonté primitive, villageois et villageoises.
  2. Bachaumont, I, 254.