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LE PEUPLE


« seigles ont été gelés cette année, le jour de Pâques : il y a peu de froment ; des douze métairies qu’a ma mère, il y en a peut-être dans quatre. Il n’a pas plu depuis Pâques : pas de foin, pas de pâturage, aucun légume, pas de fruits ; voilà l’état du pauvre paysan ; par conséquent, point d’engrais, de bestiaux… La mère, qui avait toujours plusieurs de ses greniers pleins, n’y a pas un grain de blé, parce que, depuis deux ans, elle nourrit tous ses métayers et les pauvres. » — « On secourt le paysan, dit un seigneur de la même province[1], on le protège, rarement on lui fait tort, mais on le dédaigne. On l’assujettit s’il est bon et facile ; on l’aigrit et l’on l’irrite s’il est méchant… Il est tenu dans la misère, dans l’abjection, par des hommes qui ne sont rien moins qu’inhumains, mais dont le préjugé, surtout dans la noblesse, est qu’il n’est pas de même espèce que nous… Le propriétaire tire tout ce qu’il peut et, dans tous les cas, le regardant lui et ses bœufs comme bêtes domestiques, il les charge de voitures et s’en sert dans tous les temps pour tous voyages, charrois, transports. De son côté, ce métayer ne songe qu’à vivre avec le moins de travail possible, à mettre le plus de terrain qu’il peut en dépaître ou pacages, attendu que le produit provenant du croît du bétail ne lui coûte aucun travail. Le peu qu’il laboure, c’est pour semer des denrées de vil prix, propres à sa nourriture, le blé noir,

  1. Lucas de Montigny, Mémoires de Mirabeau, I, 394.