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L’ANCIEN RÉGIME


ces traits de caractère que la Révolution allait mettre au jour. Vingt millions d’hommes et davantage avaient à peine dépassé l’état mental du moyen âge ; c’est pourquoi, dans ses grandes lignes, l’édifice social qu’ils pouvaient habiter devait être du moyen âge. Il fallait assainir celui-ci, le nettoyer, y percer des fenêtres, y abattre des clôtures, mais en garder les fondements, le gros œuvre et la distribution générale ; sans quoi, après l’avoir démoli et avoir campé dix ans en plein air, à la façon des sauvages, ses hôtes devaient être forcés de le rebâtir presque sur le même plan. Dans les âmes incultes qui ne sont point arrivées jusqu’à la réflexion, la croyance ne s’attache qu’au symbole corporel et l’obéissance ne se produit que par la contrainte physique ; il n’y a de religion que par le curé et d’État que par le gendarme. — Un seul écrivain, Montesquieu, le mieux instruit, le plus sagace et le plus équilibré de tous les esprits du siècle, démêlait ces vérités, parce qu’il était à la fois érudit, observateur, historien et jurisconsulte. Mais il parlait comme un oracle, par sentences et en énigmes ; il courait, comme sur des charbons ardents, toutes les fois qu’il touchait aux choses de son pays et de son temps. C’est pourquoi il demeurait respecté mais isolé, et sa célébrité n’était point une influence. — La raison classique refusait[1] d’aller si loin pour étudier si péniblement l’homme ancien et l’homme actuel. Elle trouvait plus court et plus commode de suivre sa

  1. Résumé des cahiers, par Prudhomme. Préface, 1789.