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L’ESPRIT ET LA DOCTRINE


pente originelle, de fermer les yeux sur l’homme réel, de rentrer dans son magasin de notions courantes, d’en tirer la notion de l’homme en général, et de bâtir là-dessus dans les espaces. — Par cet aveuglement naturel et définitif, elle cesse de voir les racines antiques et vivantes des institutions contemporaines ; ne les voyant plus, elle nie qu’il y en ait. Pour elle, le préjugé héréditaire devient un préjugé pur ; la tradition n’a plus de titres, et sa royauté n’est qu’une usurpation. Voilà désormais la raison armée en guerre contre sa devancière, pour lui arracher le gouvernement des âmes et pour substituer au règne du mensonge le règne de la vérité.

IV

Dans cette grande expédition, il y a deux étapes. Par bon sens ou par timidité, les uns s’arrêtent à mi-chemin. Par passion ou par logique, les autres vont jusqu’au bout. — Une première campagne enlève à l’ennemi ses défenses extérieures et ses forteresses de frontière ; c’est Voltaire qui conduit l’armée philosophique. Pour combattre le préjugé héréditaire, on lui en oppose d’autres dont l’empire est aussi étendu et dont l’autorité n’est pas moins reconnue. Montesquieu regarde la France par les yeux d’un Persan, et Voltaire, revenant d’Angleterre, décrit les Anglais, espèce inconnue. En face du dogme et du culte régnants, on développe, avec une ironie ouverte ou déguisée, ceux des diverses sectes chrétiennes, anglicans, quakers, presbytériens, sociniens,

  anc. rég. ii.
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