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L’ANCIEN RÉGIME


recrute et à tant par pouce de taille au-dessus de cinq pieds, « tient ses assises dans un cabaret, régale » et fait l’article : « Mes amis, la soupe, l’entrée, le rôti, la salade, voilà l’ordinaire du régiment ; » rien de plus, je ne vous trompe pas, le pâté et le vin d’Arbois sont l’extraordinaire[1]. » Il fait boire, il paye le vin, au besoin il cède sa maîtresse : « après quelques jours de débauche, le jeune libertin qui n’a pas de quoi s’acquitter est obligé de se vendre, et l’ouvrier, transformé en soldat, va faire l’exercice sous le bâton ». — Étranges recrues pour garder une société, toutes choisies dans la classe qui l’attaque, paysans foulés, vagabonds emprisonnés, gens déclassés, endettés, désespérés, pauvres diables aisément tentés et de cervelle chaude, qui, selon les circonstances, deviennent tantôt des révoltés et tantôt des soldats.

Qui des deux a le meilleur lot ? Le pain du soldat n’est pas plus abondant que celui du détenu, et il est pire ; car on ôte le son pour faire le pain du vagabond enfermé, et on le laisse pour faire le pain du soldat qui l’enferme. En cet état de choses, il ne faudrait pas que le soldat réfléchit, et voilà justement que ses officiers l’invitent à réfléchir. Eux aussi, ils sont devenus politiques et frondeurs. Quelques années avant la Révolution[2], « on parlait déjà » dans l’armée, « on raisonnait, on se plaignait, et, les idées nouvelles fermentant dans les têtes, une correspondance s’établit entre

  1. Mercier, XI. 121.
  2. Vaublanc, 149.