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LE PEUPLE


« deux régiments. On recevait de Paris des nouvelles écrites à la main ; elles étaient autorisées par le ministre de la guerre, et coûtaient, je crois, douze louis par an. Bientôt elles prirent un ton philosophique, elles dissertèrent, elles parlèrent des ministres, du gouvernement, des changements désirés, et n’en furent que plus répandues ». Certainement, des sergents comme Hoche, des maîtres d’armes comme Augereau, ont lu plus d’une fois ces nouvelles oubliées sur la table, et les ont commentées le soir même dans les chambrées de soldats. Le mécontentement est ancien, et déjà à la fin du dernier règne des mots accablants ont éclaté. Dans un festin donné par un prince du sang[1], la table de cent couverts, dressée sous une tente immense, était servie par les grenadiers, et l’odeur qu’ils répandaient offusqua la délicatesse du prince. Ces braves gens, dit-il un peu trop haut, sentent diablement le chausson. » Un grenadier répondit brusquement : « C’est parce que nous n’en avons pas », et « un profond silence suivit cette réponse ». — Pendant les vingt ans qui suivent, l’irritation couve et grandit : les soldats de Rochambeau ont combattu côte à côte avec les libres milices de l’Amérique et s’en souviennent. En 1788[2], le maréchal de Vaux, devant le soulèvement du Dauphiné, écrit au ministre « qu’il est impossible de compter sur les troupes », et, quatre mois après l’ouverture des États Généraux, seize mille

  1. Ségur, I, 20 (1767).
  2. Augeard, Mémoires, 165.