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LE PEUPLE


qu’ils ont d’être chargés ou frustrés au profit d’autrui. L’ouvrier tailleur est aigri contre le maître tailleur qui l’empêche d’aller en journée chez les bourgeois, les garçons perruquiers contre le maître perruquier qui ne leur permet pas de coiffer en ville, le pâtissier contre le boulanger qui l’empêche de cuire les pâtés des ménagères, le villageois fileur contre les filateurs de la ville qui voudraient briser son métier, les vignerons de campagne contre le bourgeois qui, dans un rayon de sept lieues, voudrait faire arracher leurs vignes[1], le village contre le village voisin dont le dégrèvement l’a grevé, le paysan haut taxé contre le paysan taxé bas, la moitié de la paroisse contre ses collecteurs, qui à son détriment ont favorisé l’autre moitié. « La nation, disait tristement Turgot[2], est une société composée de différents ordres mal unis, et d’un peuple dont les membres n’ont entre eux que très peu de liens, et où, par conséquent, personne n’est occupé que de son intérêt particulier. Nulle part il n’y a d’intérêt commun visible. Les villes, les villages n’ont pas plus de rapport entre eux que les arrondissements auxquels ils sont attribués ; ils ne peuvent même s’entendre entre eux pour mener les travaux publics qui leur sont nécessaires. » Depuis cent cinquante ans, le pouvoir central a divisé pour régner. Il a tenu les hommes séparés, il les a empêchés de se concerter, il a si bien fait,

  1. Laboulaye, de l’Administration française sous Louis XVI (Revue des Cours littéraires, IV, 743). — Albert Babeau, I, 111 (Doléances et vœux des corporations de Troyes).
  2. Tocqueville, 158.