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L’ANCIEN RÉGIME


du monde, s’aheurtant, se blessant, se salissant à toutes les bornes du chemin ; avant commis des extravagances, des vilenies et des crimes, et néanmoins gardant jusqu’au bout la sensibilité délicate et profonde, l’humanité, l’attendrissement, le don des larmes, la faculté d’aimer, la passion de la justice, le sentiment religieux, l’enthousiasme, comme autant de racines vivaces où fermente toujours la sève généreuse pendant que la tige et les rameaux avortent, se déforment ou se flétrissent sous l’inclémence de l’air. Comment expliquer un tel contraste ? Comment Rousseau l’explique-t-il lui-même ? Un critique, un psychologue ne verrait là qu’un cas singulier, l’effet d’une structure mentale extraordinaire et discordante, analogue à celle d’Hamlet, de Chatterton, de René, de Werther, propre à la poésie, impropre à la vie. Rousseau généralise : préoccupé de soi jusqu’à la manie et ne voyant dans le monde que lui-même, il imagine l’homme d’après lui-même et « le décrit tel qu’il se sent ». À cela d’ailleurs l’amour-propre trouve son compte ; on est bien aise d’être le type de l’homme ; la statue qu’on se dresse en prend plus d’importance ; on se relève à ses propres yeux quand, en se confessant, on croit confesser le genre humain. Rousseau convoque les générations par la trompette du jugement dernier et s’y présente hardiment aux yeux des hommes et du souverain juge : « Qu’un seul te dise, s’il l’ose : Je fus meilleur que cet homme-là[1] ! »

    « pologiste de la nature, aujourd’hui si défigurée et si calomniée a-t-il pu tirer son modèle, si ce n’est de son propre cœur ? »

  1. Confessions. Livre I. 1, et fin du Ve livre. — Première lettre