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L’ESPRIT ET LA DOCTRINE


VI

Retour à la nature, c’est-à-dire abolition de la société : tel est le cri de guerre de tout le bataillon encyclopédique. Voici que d’un autre côté le même cri s’élève ; c’est le bataillon de Rousseau et des socialistes qui, à son tour, vient donner l’assaut au régime établi. La sape que celui-ci pratique au pied des murailles semble plus bornée, mais n’en est que plus efficace, et la machine de destruction qu’il emploie est aussi une idée neuve de la nature humaine. Cette idée, Rousseau l’a tirée tout entière du spectacle de son propre cœur[1] : homme étrange, original et supérieur, mais qui, dès l’enfance, portait en soi un germe de folie et qui à la fin devint fou tout à fait ; esprit admirable et mal équilibré, en qui les sensations, les émotions et les images étaient trop fortes : à la fois aveugle et perspicace, véritable poète et poète malade, qui, au lieu des choses, voyait ses rêves, vivait dans un roman et mourut sous le cauchemar qu’il s’était forgé ; incapable de se maîtriser et de se conduire, prenant ses résolutions pour des actes, ses velléités pour des résolutions et le rôle qu’il se donnait pour le caractère qu’il croyait avoir ; en tout disproportionné au train courant

    « Il est à toi, tes caresses sont innocentes, tes baisers sont purs. L’amour est le seul titre de la jouissance, comme la faim l’est de la propriété. » (Essai publié en 1780, reproduit en 1782 dans la Bibliothèque du législateur, cité par Buchez et Roux, Histoire parlementaire, XIII, 431.

  1. Ce sont les propres paroles de Rousseau (Rousseau juge de Jean-Jacques, troisième dialogue, 195). « D’où le peintre et l’a-