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LA RÉVOLUTION


gros négociant le laisse germer dans ses greniers plutôt que de le vendre. À Troyes, on crie que tel autre, commissionné par les boulangers, a empoisonné ses farines avec de l’alun et de l’arsenic. — Concevez l’effet de pareils soupçons dans la multitude souffrante : un flot de haine monte de l’estomac vide au cerveau malade. Le peuple cherche partout ses ennemis imaginaires, et fonce en avant, les yeux clos, n’importe sur qui ou sur quoi, non seulement avec tout le poids de sa masse, mais avec toute la force de sa fureur.

IV

Dès les premières semaines, il était déjà effaré. Habitué à être conduit, le troupeau humain s’alarme de son abandon ; ses conducteurs qu’il a foulés aux pieds lui manquent ; en s’affranchissant de leurs entraves, il s’est privé de leur protection. Il se sent esseulé dans une contrée inconnue, livré à des dangers qu’il ignore et auxquels il ne peut parer. À présent que les pâtres sont tués ou désarmés, si les loups arrivaient à l’improviste ! — Et il y a des loups, je veux dire des vagabonds et des malfaiteurs, qui, tout à l’heure, sont sortis de l’ombre. Ils ont incendié et pillé : dans chaque insurrection on les retrouve. Depuis que la maréchaussée ne les abat plus, au lieu de se cacher, ils se montrent. Ils n’ont plus qu’à s’entendre et à venir en bande : toute propriété, toute vie sera à leur discrétion. — Une anxiété sourde, une crainte vague se répand dans les villes et dans les